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par intervalle quelques sons entrecoupés, de sorte qu’il paraissait sangloter plutôt que parler. Il étalait d’abord sur la table des morceaux de livres, et alors, le sourcil froncé, le front ridé, les narines contractées, il faisait claquer ses deux doigts : c’était son appel à l’attention de l’auditoire. Alors commençaient des propos sans raison et des déclamations sans fin contre tout le monde. On eût dit le rhéteur Longin enseignant le sublime, et mieux encore le censeur de l’éloquence romaine, si l’éloquence romaine avait un tel magistrat. Grunnius notait qui il voulait sur son album, chassait qui il voulait du sénat des doctes. Cela prêtait à rire ; mais comme il avait beaucoup d’écus, il prenait sa revanche en donnant de bons dîners à ses auditeurs : aussi n’en manquait-il pas, et après boire il se montrait en public dans un cortège serré d’admirateurs parasites. Caton au dehors, c’était un Néron au dedans. Homme ambigu, mélange de natures diverses et contraires, il offrait aux yeux ce monstre bizarrement fabriqué dont parle le poète : « lion par devant, dragon par derrière, chimère au milieu. »

Ce qui excuserait au besoin l’amertume de ce portrait, c’est que Rufin n’était pas seulement un jaloux médiocre, il passait chez beaucoup de gens pour un malhonnête homme. On ne pouvait même expliquer sa fortune, devenue très considérable, que par le détournement des aumônes qui lui étaient confiées ; on disait, de lui « qu’il festoyait de la faim des pauvres. » Comment Jérôme, attaqué dans son honneur, n’aurait-il pas eu le droit d’arracher le masque à ce ténébreux hypocrite ?


III

Non content d’agir par lui-même dans cette guerre qu’il faisait contre Jérôme, Rufin ramassait en Italie et ailleurs pour se les associer tout ce qu’il pouvait trouver d’esprits jaloux et malveillans, d’écrivains obscurs ou de sectaires désireux d’illustrer leur nom par quelque grande indignité. Quiconque débarquait d’Orient était aussitôt circonvenu, enrôlé dans sa bande. C’était comme une meute retentissante qu’il lançait sur tous les points de l’horizon, et dont l’écho parvenait, à travers la Méditerranée, jusqu’aux rochers de Bethléem. « On aboie contre moi dans les tempêtes de l’Adriatique, disait Jérôme ; on aboie sur les neiges des Alpes cottiennes, on aboie jusque dans les murailles qui m’entourent ! » Une des recrues de l’ennemi de Jérôme fut un certain prêtre gaulois, ancien visiteur des monastères de la Crèche, Vigilantius, qui doit à son ingratitude envers ses hôtes une sorte de renommée bouffonne encore subsistante : Jérôme l’a immortalisé en le tuant.