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daigné ; ne ramasser que celui de faussaire ! » L’attaque en effet dépassait les bornes permises ; elle indigna les gens honnêtes. Rufin, à qui on l’attribuait, vit le sentiment public se tourner contre lui. Entré dans un vrai paroxysme de rage, il menaça Jérôme de le tuer, s’il ne s’expliquait catégoriquement sur certaines questions qu’il lui posait : « Mon embarras est grand, lui répondit celui-ci avec un calme dédaigneux, car ton dilemme est puisé, non dans les écoles de dialectique, que tu ne connais guère, mais dans les écoles de bourreaux, que je ne connais pas. Toi moine, toi prêtre, toi imitateur du Christ, qui déclares homicide et digne de la géhenne du feu celui qui a dit à son frère : Raca ! que penses-tu de celui qui veut le tuer ? La mort ! elle est le lot de tous les êtres, et le plus vil des serpens peut me la donner ; l’homicide est le lot des méchans. »

Nous ne quitterons point le redoutable ennemi de Jérôme sans réunir ici les détails que l’histoire nous fournit sur son extérieur et ses manières. C’était, à ce qu’il paraît, un personnage raide, gourmé et d’une solennité théâtrale. Avec une grande difficulté de parole, il avait la manie de parler en public, et lorsqu’il discourait, il faisait précéder ses périodes d’une sorte de grognement dû, soit à un défaut naturel de prononciation, soit à l’embarras d’improviser. Jérôme, pour cette raison, l’avait surnommé Grunnius en souvenir de Marcus Grunnius Corocotta Porcellus, héros d’une farce populaire composée dans le goût des Atellanes et fort en faveur à Rome. Ce surnom eut du succès, et en Italie, en Gaule, dans tout l’Occident, au moins parmi les amis de Jérôme, Rufin ne fut plus connu que par ce sobriquet ridicule. Voici un portrait de lui peint au vif dans une lettre de son adversaire au moine Rusticus de Marseille : il y est question de Rufin à propos des vaniteux naïfs, qui prennent pour des vérités toutes les louanges qu’on leur adresse et tous leurs admirateurs pour des gens sérieux :

« Ah ! si ces hommes-là, dit le correspondant de Rusticus, retournaient brusquement la tête, quand, enivrés de la fumée des adulations, ils se promènent gravement les mains croisées derrière le dos, quel spectacle ne verraient-ils pas ! — Ils verraient le col des cigognes, dont parle le satirique[1], s’allonger pour venir les pincer ; ils verraient des doigts railleurs s’agiter derrière eux, comme des oreilles d’âne, ou une langue narquoise se tirer, à leur intention, comme celle d’un chien altéré. — Grunnius appartenait à cette classe d’orgueilleux satisfaits. Devait-il disserter en public, il s’avançait majestueusement d’un pas de tortue, laissant échapper

  1. O Jane, a tergo quem nulla ciconia plusit. Pars. I, 45.