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Le savoir-faire de Rufin égalait l’habileté de sa plume. Il mit d’abord son Apologie sous la protection d’un haut personnage de Rome, Apronianus, dont il avait commencé la conversion, et qu’il appelle son très cher fils. De sa campagne d’Aquilée, il lui envoyait le libelle fragment par fragment, Apronianus lisait et faisait lire dans toutes les grandes maisons de Rome, sans permettre toutefois qu’on en prît copie. Il en résultait que les amis de Jérôme ne purent d’abord lui en transmettre au-delà des mers que de vagues analyses, et par-ci par-là des passages retenus de mémoire. C’étaient autant de flèches que recevait au fond de sa tanière le vieux lion, plus effrayé de ce mystère que de la vue de l’ennemi. Deux diacres ou disciples de Rufin, Cérialis et Anabase, suivaient dans les provinces la même pratique qu’Apronianus à Rome. Ils parcoururent l’Italie, la Gaule, l’Espagne et jusqu’à l’Afrique, d’église en église et de monastère en monastère, communiquant confidentiellement cette apologie secrète que bientôt tout le monde sut par cœur. La diffamation était universelle : amis et ennemis y travaillaient à l’envi, en répétant à bonne ou mauvaise intention ce qu’ils en avaient appris, et on venait, par troupe, d’Occident en Orient rapporter au solitaire quelque injure, quelque imputation, quelque défi de son ennemi. Dans un travail douloureux, comparable à celui du martyr qui compte ses plaies, Jérôme recueillait, coordonnait tous ces rapports et construisit là-dessus la charpente de sa défense. Enfin Paulinien, de retour à Bethléem, lui remit une partie de l’ouvrage obtenu à grand’peine, et Jérôme put répondre. En méditant cette œuvre si artificieusement combinée et si contenue dans la forme, il sentit qu’il devait se modérer lui-même, suivre son redoutable ennemi d’attaque en attaque, d’argument en argument, ne rien négliger, ne rien laisser sans réponse, se, servir en un mot des mêmes armes ; il lui emprunta jusqu’à son titre d’Apologie. Jamais Jérôme ne s’est élevé plus haut que dans ces pages qu’on ne lit plus guère aujourd’hui. Discussion théologique, justification personnelle, attaques, plaintes, colère enfin quand l’indignation l’emporte, tout cela est présenté avec une vivacité de style, une abondance de traits, une force de raison vraiment merveilleuse. L’Apologie de Rufin porte sans doute la trace d’un grand talent : celle de Jérôme est un chef-d’œuvre. Et quand on se transporte au temps où ces pages furent écrites, quand on songe aux intérêts qui prédominaient dans ce siècle livré aux passions religieuses, on ne s’étonne pas que cette lutte de deux prêtres à propos d’Origène ait divisé l’attention du monde chrétien, au moment même où Rome était menacée par les barbares. Nos temps modernes nous ont donné plus d’une fois de pareils spectacles sous l’empire d’autres préoccupations et avec d’autres formules.