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ment à cette prétendue vision du désert de Chalcide, où Jérôme, dans le délire de la fièvre, avait promis à Dieu de brûler ses livrés profanes et de n’être plus cicéronien. Vainement Jérôme affirmait que ce n’était qu’un rêve. — « C’était une vision ; répliquait Rufin, car toi-même tu l’as qualifiée ainsi autrefois. » Et il partait de là pour le déclarer violateur d’un serment fait à Dieu lui-même en présence de ses saints anges, et doublement parjure, car, non content de lire toujours ces livres païens qu’il avait promis de brûler, il en infectait par ses enseignemens la jeunesse chrétienne de Bethléem. D’une récrimination, Rufin passait à l’autre : après l’imputation de paganisme venait celle de judaïsme, et « Barrabas préféré à Jésus-Christ. » — « Oui, ajoutait-il avec une méchanceté consommée, tes fautes et notre brouillerie sont le fruit de tes fréquentations anti-chrétiennes. Tu étais mon frère bien-aimé avant que tu m’eusses été enlevé par les Juifs. Ce sont eux qui t’ont séduit par l’appât d’une fausse science et t’ont précipité dans le malheur. Ils te font infliger dans tes livres des notes infamantes aux chrétiens, ils ne te permettent pas d’épargner même des martyrs ; c’est pour leur plaire que tu débites le bien et le mal, le vrai et le faux, sur toutes les classes des fidèles, que tu troubles notre paix, que tu engendres des scandales à l’église… » Voilà comment Rufin se vengeait d’ignorer l’hébreu.

Il lui disait encore dans ce passage où est résumé tout le fond de son Apologie : « Tu te repens d’avoir professé les doctrines de l’origénisme, et tu cries bien haut ton repentir, pour qu’on y croie : c’est fort bien ; mais, moi, je n’ai pas besoin de me repentir. Il n’y a pas un de mes livres où j’aie à corriger une erreur. Tandis que tu vas de rétractation en rétractation, et que tu as des livres entiers qui, de ton propre aveu, doivent être condamnés, je présente les miens avec confiance au plus orthodoxe. Dans ton repentir intolérant, tu m’attaques sur des choses que tu as affirmées, et tu ne songes pas qu’en me défendant contre toi, je te défends toi-même ! Singulier procès, où l’accusé s’appuie de son accusateur, où l’accusateur ne peut l’emporter qu’en se condamnant ! Je suppose que le synode des évêques (le synode n’avait pas encore prononcé définitivement au moment où il écrivait ceci) ordonne, conformément à ton avis, que tous les livres qui contiennent les choses que tu dénonces seront anathématisés avec leurs auteurs : il faudra commencer par les Grecs, des Grecs on passera aux Latins, et voilà tes livres et ta personne en cause, car on y trouvera les opinions que tu poursuis. Prends garde pourtant, et comme il n’a servi de rien à Origène que tu l’aies loué, il ne te servira pas davantage que je te justifie : je courberai la tête sous l’arrêt de l’église, et s’il faut fouler aux pieds les livres d’Origène, je n’épargnerai pas les tiens. »