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Passé, entourait le nom de Jérôme des plus grands éloges, mais le miel de ses paroles renfermait plus d’amertume que le fiel le mieux distillé.

Ces manœuvres, contenues d’abord dans un cercle étroit de confidences calculées et de prédications à huis clos, éclatèrent au dehors par suite d’une audacieuse imprudence. Rufin était allé passer quelques jours dans un monastère de la campagne romaine, où il émerveillait les moines par ses récits sur l’Orient et les entretenait beaucoup d’Origène. Il s’y rencontra avec un homme du monde nommê Macarius, homme de savoir aussi, et qui, adonné aux plus hautes spéculations philosophiques, composait un traité sur la Providence divine opposée au système païen de la fatalité et aux mensonges de l’astrologie. Macarius avait bien entendu parler d’Origène, mais il n’avait rien lu de ses livres, soit qu’il ignorât la langue grecque, soit qu’il la sût trop mal pour affronter une si difficile lecture. Rufin s’offrit à lui en traduire quelque chose qui pût faire juger de ses doctrines, et il choisit l’ouvrage intitulé Périarchôn, c’est-à-dire « des Principes. » Le livre des Principes était le plus fameux des ouvrages du maître, mais aussi le plus attaqué ; il contenait, comme réfutation des erreurs du gnosticisme, une formule de la foi chrétienne telle que la pouvait donner au IIIe siècle un esprit ardent et aventureux, une imagination imbue des brillantes rêveries du néoplatonisme. Origène y touchait d’une main indécise et souvent égarée à presque tous les dogmes : la Trinité, les rapports du Verbe avec Dieu, l’incarnation, la mort du Christ, sa résurrection, la résurrection des corps au dernier jugement et la damnation éternelle. Produit d’une science immense et d’une intelligence parfois sublime, le Périarchôn pouvait mériter l’admiration des savans ; c’était un détestable guide en matière de foi et à peine un livre chrétien. Rufin, en le traduisant, le dégagea de ses plus choquantes erreurs, sans néanmoins les faire disparaître toutes, il y glissa même quelques additions orthodoxes ; en un mot, il donna, au lieu d’un Origène du IIIe siècle encore incertain et confus, un Origène à peu près catholique de la fin du IVe siècle. « Traduire ainsi était, suivant le mot de Jérôme, non pas changer la langue d’un livre, mais en changer l’auteur. » Rufin atteignait par là un double but : il réhabilitait Origène en se réhabilitant lui-même aux yeux des Occidentaux. Fidèle à sa tactique vis-à-vis de Jérôme, il joignit à sa traduction une préface par laquelle il la mettait en quelque sorte sous le patronage du célèbre solitaire, dont il ne manquait pas d’exalter le mérite, laissant à penser que lui aussi partageait les doctrines du livre des Principes. Il avait fait à Macarius la condition de tenir son travail caché ; mais, comme il s’y attendait bien,