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yeux un instant, vous verrez passer, comme dans un rêve bizarre, toutes ces pièces ! l’Amour des trois oranges, Turandot, le Roi cerf, la Femme serpent, l’Oiselet vert, et ces personnages populaires, Truffaldin, Tartaglia, Pantalon, Brighella. Tout ce qu’il y a de grâce folle et de caprice se joue dans ces inventions dont la gaîté pétille au bruit monotone et indistinct de la décadence vénitienne, car enfin, s’il est vrai que les œuvres de l’esprit reproduisent une époque, elles la peignent quelquefois par contraste. Il y a des bergeries sous la terreur. La reine de l’Adriatique marche à la ruine au milieu des plaisirs, des voluptés faciles et des lazzis de Truffaldin ; elle marche vers la mort, mais pour renaître, pour se relever, rajeunie, retrempée par le malheur, par la sève d’un sentiment national qui prépare son avènement à une vie nouvelle. Et voilà comment un simple humoriste, un faiseur de Contes de fées, ramène, d’un peu loin il est vrai, et par des chemins un peu détournés, aux grandes contentions et aux obscurs problèmes d’un temps que n’entrevoyait guère l’auteur de l’Amour des trois oranges.

L’art, dans sa plus haute acception, dans sa plus intime essence, a cela de merveilleux et de caractéristique, qu’il prend toutes les formes, la plus légère aussi bien que la plus sérieuse, la plus fantasque aussi bien que la plus sévère. Il va plus loin, il ne se renferme pas dans un seul mode d’expression du monde intérieur ; il se sert de tout, de la langue parlée, des sons harmonieusement coordonnés ou de la couleur : poésie, musique ou peinture, c’est toujours l’art, c’est-à-dire l’expression, sous des formes diverses et par des procédés différens, des mêmes sentimens, du même idéal, des mêmes passions de l’âme. L’auteur de Meyerbeer et son temps, M. Henri Blaze de Bury, est bien de ceux, on le sait, qui saisissent, qui sentent ce lien des choses, cette parenté intime de tous les arts[1]. Il éclaire la poésie par la musique, la musique par la poésie, sans oublier la peinture, sans oublier le reste, le mot fin, l’anecdote, le sens philosophique. De là la bonne grâce, l’agrément et la vie de sa critique. De là aussi l’intérêt varié et charmant de cette étude dont le héros est ce génie contemporain de la musique, qui est arrivé entre tous à élever son art par un prodigieux mélange d’inspiration et de réflexion, à l’agrandir, à lui faire exprimer ce, qu’il y a de plus profond dans le sentiment religieux, ce qu’il y a de plus large et de plus poignant dans la passion humaine. Le génie musical de Meyerbeer, son caractère, ses habitudes, ses manières d’être et de procéder, c’est là ce que reproduit ingénieusement M. Henri Blaze dans ce livre où les souvenirs se mêlent aux analyses pénétrantes, aux histoires faciles, et où dans l’abandon perce toujours un fin sentiment de l’art. D’autres feront de l’exégèse ; M. Henri Blaze a fait un livre agréable, couronne, de critique et d’ami posée sur le front de Meyerbeer au lendemain de l’Africaine et à la veille de la Jeunesse de Goethe.


CH. DE MAZADE.

  1. Meyerbeer et son temps, par M. H. Blaze de Bury, 1 vol. in-18, Michel Lévy, 1865.