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une autre collection ; elle embrasse du moins les plus saillans épisodes de l’existence de Mme Du Deffand, sa liaison avec le président Hénault, sa passion tardive pour Horace Walpole, ses rapports avec Voltaire, Montesquieu, d’Alembert. On peut la suivre ainsi d’un coup d’œil dans cette longue carrière qui va de la fin du XVIIe siècle jusqu’au règne de Louis XVI, à travers ce courant de vie mondaine, de conversations, de soupers et d’esprit.

Elle apparaît bien là tout entière, cette étrange femme, la première des épistolières après celle qu’Horace Walpole appelait Notre-Dame de Livry, Oh ! sans doute Mme Du Deffand n’a pas la grâce souriante et colorée, l’éblouissant bon sens, la saine et franche gaîté, l’imagination féconde de Mme de Sévigné ; elle est de son temps, elle a son originalité à elle dans le tourbillon des licences, l’originalité d’une femme tourmentée d’ennui, qui ne peut vivre avec elle-même et à qui le monde ne suffit pas, qui a goûté à tout et tout épuisé sans connaître la puissance d’un sentiment vrai, et qui finit dans sa vieillesse par s’éprendre d’une passion bizarre pour un Anglais sceptique tout occupé à se tenir en garde contre le ridicule de la tendresse et des démonstrations d’une septuagénaire. Nature étrange assurément qui se dévoile avec une sorte d’ingénuité dans cette longue correspondance, où il y a plus de mouvement et de liberté que de chaleur, où l’accent du dégoût revient sans cesse, où, à travers l’émotion d’un moment, se laissent entrevoir une imagination active et une âme prématurément desséchée ! Avec un esprit fait pour tout comprendre, Mme Du Deffand a le malheur de n’avoir aucune illusion ; elle cherche obstinément à s’intéresser à quelque chose, elle n’y parvient pas ; elle se crée une agitation factice qu’elle porte jusqu’à quatre-vingts ans. Ses lettres ne sont pas seulement l’expression de son esprit, elles sont l’histoire légère d’un temps, d’une société, et c’est ce qui en fait une œuvre à la fois morale et littéraire, une de ces œuvres dont la restitution est dans le goût du jour et reprend un intérêt nouveau.

On aime à revenir vers ce passé qui ne reviendra plus, qui est séparé de nous par une révolution ; on aime à le revoir non-seulement dans ses contours extérieurs, dans ses grandes lignes, mais dans le menu de tous les jours pour ainsi dire, dans la familiarité des mœurs et des choses. De là l’attrait de cette correspondance d’une femme du monde d’un esprit terriblement clairvoyant, et, dans un autre genre, de ces curieux et libres mémoires du marquis d’Argenson dont M. Rathery met au jour le septième volume, des journaux du bourgeois Matthieu Marais, du bonhomme Buvat sur la régence. Ce sont les chroniques secrètes du temps, les récits à la Procope d’un monde qui a rendu ses comptes devant la souveraine justice et qui les rend encore chaque jour devant l’histoire. Ces publications se multiplient décidément aujourd’hui ; on les édite, on les commente, on les annote avec soin, on les exagère aussi quelquefois. Elles forment une littérature qui, sans avoir la valeur originale des conceptions spontanées et sans y suppléer, amuse et instruit encore. A la condition qu’on ne s’y ab-