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villes ni villages. Les glaciers, presque diaphanes, dressent leur pâle rempart dans le ciel noir. Ce n’est pas le jour, ce n’est plus la nuit. Heure charmante sous le ciel constellé, dans les hauts pâturages, avec les vaches qui nous regardent étonnées et souillent fortement des naseaux ! Montons, montons encore : plus de sapins, plus de troupeaux ; l’herbe est fine, le vent de l’aurore commence à courir sur les crêtes. Regardez au couchant : la lune sombre derrière les forêts de France. A l’orient, l’aube jette son ruban argenté, le voilà qui s’empourpre ! Le soleil, immense, éclatant, sort et s’arrête comme indécis sur le bord de ce monde… Voyez ! une flamme a touché le Mont-Blanc, puis le Cervin, puis le Vélan, puis la Jung-frau, puis la Blumlisalp. Toutes s’éclairent, la plaine reste plongée dans les ombres, les lacs sont ensevelis sous une brume plombée. Avez-vous senti les froides haleines du matin ?… » Et au milieu de ces scènes qui se succèdent il y a le souffle humain, il y a le sentiment simple et large de la vie de campagne, de la poésie et de la réalité du travail. C’est la brave fermière qui range la maison ; ce sont les bergers qui s’ennuient dans la plaine, qui reconduisent leurs vaches vers les hauts pâturages et les appellent pour la traite. Ce sont les faucheurs qui s’acheminent avant le jour, la faux sur l’épaule et à la ceinture l’étui de la pierre à aiguiser ; Mme de Gasparin multiplie, prodigue ces tableaux d’une franche et vivante rusticité, au risque d’en encombrer ses pages et d’éblouir par la profusion des couleurs, souvent aussi par l’abus des expressions locales, pittoresques sans doute, mais quelquefois plus alpestres que françaises. Au fond, le sentiment de la nature est réel et prend par instans une ingénieuse originalité.

Il n’y a qu’un malheur, et c’est ce qui atténue souvent le charme de ces pages d’une libre inspiration courant à travers tous les sujets. Peintre de la vie humaine et de la nature, conteur, moraliste ou paysagiste, Mme de Gasparin est encore autre chose : à la description comme à l’analyse morale se mêle sans cesse je ne sais quel souffle de prédication et de psalmodie. Sous l’écrivain il y a, — comment dirai-je ? — le sectaire qui perce. En un mot, Mme de Gasparin n’est pas seulement protestante de cœur, d’esprit, de caractère, elle l’est de préoccupation, de forme et d’allure. Je ne veux pas dire certainement qu’on puisse lui appliquer le portrait qu’elle signale comme une des méprises des jugemens humains sur un croyant. « Lui ! son signalement pend à toutes les murailles. C’est un puritain raide, anguleux, disgracieux, pris dans un étau. Lui ! l’ennemi de tout ce qui chante et de tout ce qui s’épanouit sous les cieux… Lui ! c’est l’homme de la Bible, l’homme aux noires visions, à la cervelle étroite, au cœur de glace, méticuleux, gourmé, despote. C’est l’homme de Calvin : il a brûlé Ser-