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pect littéral de la nouvelle constitution. En l’enfreignant à ses risques et périls plutôt que de laisser se développer une situation qui devait légalement rallumer la guerre civile et rendre légalement obligatoire l’intervention des troupes turques, il rompait donc deux fois pour une avec la tradition de ses devanciers. Par le rapprochement d’autres faits ; ce doute calmant devenait peu à peu une certitude. Ainsi à Djezzin, cet autre grand foyer du massacre, Davoud-Pacha avait appliqué la constitution dans le même esprit qui la lui faisait violer à Deir-el-Qamar, c’est-à-dire dans le sens de la réparation et de la conciliation. La population de ce moudirat étant presque entièrement maronite, tandis que la majeure partie du sol y appartient aux Druses, le moudir pouvait être indifféremment pris dans l’un ou l’autre élément au choix du gouverneur, et celui-ci avait nommé un maronite ; mais en même temps, pour que les Druses ne pussent pas se croire systématiquement sacrifiés, ce qui n’eût fait que déplacer les causes de défiance et d’irritation, et sans doute aussi par compensation de l’illégalité qui leur enlevait Deir-el-Qamar, il créait au profit de ceux-ci un nouveau rouage : deux fonctionnaires druses étaient nommés pour représenter et défendre exceptionnellement dans les midjelès administratif et judiciaire les intérêts fonciers de l’arrondissement. — Davoud-Pacha ne se séparait pas moins par son langage que par ses actes de l’école turque. Tout en reconnaissant les griefs des chrétiens et en prenant l’engagement de les réparer dans la mesure de son action, il se déclarait prêt à réprimer les vengeances même les plus légitimes. Tout en assurant d’autre part aux Druses que le passé ne remontait pas pour lui au-delà du jour de son installation, il leur donnait en termes sévères le conseil de ne pas réveiller des souvenirs antérieurs. Un Européen n’eût vu là que des banalités administratives ; mais, pour les auditeurs écœurés de Fuad-Pacha, qui naguère adjurait, la larme à l’œil, les notables chrétiens de lui demander beaucoup de têtes druses, et qui, dans les villages druses, appelait des massacreurs notoires « mes enfans, » en poussant au besoin la cordialité jusqu’à leur épargner la restitution des objets volés dans les églises, dans les maisons et sur les cadavres des chrétiens, le contraste était ; décisif[1]. Enfin Davoud-Pacha ne courait le pays

  1. Dans les villages mixtes, la nécessité de ménager à la fois et séance tenante les voleurs et les volés mettait souvent les ressources oratoires de Fuad-Pacha en défaut. Il ne sut un jour se tirer d’embarras qu’en désintéressant de ses propres deniers, et à la condition qu’il ne serait plus question de l’affaire, un habitant chrétien qui avait profité de la circonstance pour réclamer la restitution d’une somme assez ronde à lui enlevée par un habitant druse. De tous les expédiens mis en jeu par Fuad-Pacha pour empêcher une liquidation régulière entre les deux races, celui-là est assurément le seul dont les chrétiens n’aient pas payé les frais. Quant au contre-ordre qui était venu suspendre la recherche des cachettes où les massacreurs avaient entassé leur butin, Fuad-Pacha daigna le colorer officiellement du prétexte qu’au lieu de donner l’éveil aux détenteurs de ce butin par des perquisitions successives, il valait mieux les englober dans un vaste coup de filet ; mais, comme des indiscrétions bruyantes avaient mis tout Beyrout dans la confidence de ce prétexte, comme la précaution avait été poussée jusqu’à divulguer, près d’une semaine à l’avance, le jour et l’heure du susdit coup de filet, les pillards n’avaient à voir là qu’un compérage amical, un avis très peu indirect de mettre en sûreté les objets volés, qu’ils purent en effet expédier à loisir vers le Hauran, sous le regard souriant des officiers turcs et malgré les clameurs indignées des chrétiens.