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vint que par degrés et qu’il ne ressentit d’abord qu’une pure sympathie compatissante pour son état maladif. Cette sympathie, avivée peut-être par un certain retour sur son propre état, — il se mourait lui-même de la même maladie qu’Élisa, la phthisie, — se changea bientôt en un sentiment plus tendre. Élisa partagea-t-elle ce sentiment et le paya-t-elle de retour ? Je le crois, et elle y eut d’autant moins de peine que cette fois ce fut bien purement et simplement de la part de Sterne une passion platonique. Lisez attentivement les lettres si connues d’Yorick à Élisa, sans vous laisser éblouir par leur allure légèrement désordonnée, par leur sentimentalité qui ne hait pas l’emphase, et vous n’y trouverez pas une étincelle de passion. En revanche, vous y trouverez le témoignage d’une véritable affection. Le cœur est touché, cela est incontestable ; mais ce cœur est un cœur paternel, protecteur, qui, dans ses plus chaudes effusions, est impuissant à trouver d’autres accens que ceux de l’amitié. Prises comme expression d’un amour passionné, ces lettres sont ridicules, fausses et presque froides ; prises comme expression de cette sympathie affectueuse qui touche à l’amour, elles sont très vraies et très sincères. Cette affection fut réciproque, nous le croyons ; Élisa fut flattée d’être l’objet de l’attention d’un homme aussi célèbre, et de son côté Sterne, qui touchait à sa cinquante-septième année, fut heureux de réveiller un écho dans un cœur jeune ; mais il est évident que tous les gages de cet amour se bornèrent à ce fameux portrait d’Élisa en simple mousseline que Sterne avait préféré aux autres portraits en costumes plus riches. Un fait à noter, c’est que cette affection éveillait chez Sterne la jalousie et la rancune. Le bruit de cette aventure s’étant répandu, quelques personnes amies d’Élisa essayèrent de la mettre en garde contre le sentimental Yorick ; Sterne ne put leur pardonner cette démarche assez naturelle, et les poursuit dans ses lettres de ses invectives les plus acerbes. On le voit aussi très inquiet à propos d’un jeune officier qui, lors de son retour aux Indes, devait faire la traversée avec elle, et il n’augure rien de bon de la présence de « cet amoureux fils de Mars. » Ces détails cependant n’altèrent en rien le caractère principal de cette passion, qui est celui d’une vivacité affectueuse, désintéressée de toute autre ambition que celle de la pure amitié.

Ce fut le dernier éclair de la vie d’Yorick. Élisa, rappelée par son mari, dut bientôt partir pour les Indes, et presque aussitôt après son départ la maladie d’Yorick fit des progrès inquiétans. Alors il tomba dans un abattement moral qui alla toujours croissant, et il fit sur sa vie passée les plus tristes retours. Sa dernière lettre, écrite à mistress James, est un long sanglot qui attendrit comme l’adieu suprême d’un enfant.