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sente avec le nom modeste de Gilbert White devant une postérité aussi restreinte que fut limité pendant sa vie le cercle de ses connaissances s’établissait obscurément dans une paroisse du Hampshire pour n’en plus sortir jamais, et y assemblait brin à brin, pendant trente ans, les matériaux de sa jolie petite Histoire naturelle de Selborne ?

Sterne avait toujours été de constitution phthisique ; lorsqu’il était jeune encore, un vaisseau s’était rompu dans sa poitrine, et sa santé, qui depuis avait toujours été compromise, se trouva tout à fait chancelante après qu’il eut écrit les premières parties du Tristram Shandy. Deux ans plus tard, le mal avait fait de tels progrès qu’il fallut aviser. Il se décida à partir pour ce voyage de France qui nous a valu le Voyage sentimental, et à dater de ce moment (1762) jusqu’à sa mort (1768) sa vie ne fut plus qu’un va et vient perpétuel. Il était parti pour chercher la santé ; c’est la mort qu’il rencontra sous la forme du plaisir. Les aventures du Voyage sentimental, à supposer qu’il n’y en ait que la moitié de vraies, nous renseignent sur la manière singulière dont il se soignait. La vie de Londres recommence à Paris, et pendant tout un hiver il fut un des lions de notre société élégante. Les dîners, les fêtes, les spectacles, ne lui laissèrent pas une minute pour accomplir les prescriptions de la faculté. Chez le baron d’Holbach, il fit la connaissance de Diderot, qui, tout entier à l’anglomanie du moment, lui remit une liste, fort curieuse dans sa confusion, de livres anglais qu’il le chargea de lui procurer : « toutes les œuvres de Pope, les œuvres dramatiques de Cibber et la vie de Cibber, Chaucer, les sermons de Tillotson et toutes les œuvres de Locke. » Un singulier mélange, et qui prouve que l’anglomanie de Diderot était aussi ardente que peu éclairée : Chaucer en particulier y fait une étrange figure entre Cibber et Tillotson ; c’est à peu près comme si un Anglais, voulant s’instruire dans la littérature française, vous demandait de lui procurer le théâtre de Néricault Destouches, le roman de la Rose et les sermons de Massillon. Une autre de ses connaissances parisiennes fut Crébillon fils, avec lequel il fit une convention des plus curieuses, qui ne fut pas tenue, — incident heureux pour la réputation de Sterne, malheureux pour le divertissement de la postérité. Crébillon devait lui écrire une lettre de critique sur les incongruités de son Tristram Shandy, et Sterne devait riposter par une récrimination contre la licence des romans de Crébillon. Enfin il se décida à partir pour le midi de la France, où il appela sa femme et sa fille. Le ménage s’établit d’abord à Toulouse, puis à Montpellier. En 1765, Sterne retourna en Angleterre, et de là fit route pour l’Italie, laissant sa famille dans le midi