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à la demande de cette pauvre veuve, de peur que par ses perpétuelles visites elle ne finisse par m’importuner. — Mais comment donc, Sterne ! dit un des assistans, vous avez oublié le membre de phrase qui avait la meilleure application : Je ferai cela, quoique je ne craigne pas Dieu et que je n’aie pas égard à l’homme. » Sterne ne répondit pas et resta silencieux tout le reste de la soirée. Quelques semaines avant sa mort, il dînait chez les époux James, ses amis et ceux d’Élisa Draper. Une vieille dame lui reprocha sévèrement la licence coupable de ses écrits ; il écouta les reproches tête basse, et la douleur qu’il en ressentit contribua, dit-on, à hâter sa mort.

A partir de la publication de Tristram Shandy, la vie de Londres devint indispensable à Sterne. Aussi le voyons-nous retourner le plus souvent qu’il peut dans la capitale, et nous l’y rencontrons dans toute sorte de lieux où un ecclésiastique ne devrait pas se trouver, au théâtre de son ami Garrick, aux soirées du Ranelagh. Les invitations à dîner pleuvent sur lui. « L’homme Sterne, m’a-t-on dit, a pour quinze jours d’invitations d’avance, » écrit Samuel Johnson. « On vous retient à dîner une quinzaine d’avance dans les maisons où il dîne, » écrit de son côté son ancien condisciple Gray. Il obtient de Hogarth un frontispice pour la seconde édition de Tristram Shandy, Joshua Reynolds fait son portrait, ce portrait parlant que nous connaissons. On baptise une nouvelle salade du nom de shandy salad, et aux steeple-chases on remarque que quelques-uns des chevaux sont appelés Tristram Shandy, mais le plus singulier succès du livre, c’est qu’il valut à l’auteur un troisième bénéfice ecclésiastique. O justice distributive ! voilà un livre qui méritait à l’auteur la plus forte des pensions dont pût disposer la couronne en même temps que la privation de ses bénéfices ecclésiastiques. Il avait déjà deux paroisses qu’il desservait avec un zèle religieux médiocre ; que fait-on ? On lui en donne une troisième, celle de Coxwould, qu’il fera administrer par un suppléant et dans laquelle il ne résidera pas six mois pendant tout le reste de sa vie.

Nous connaissons déjà la plupart des caractères du livre qui valut à Sterne une telle ovation ; cependant il nous reste à expliquer le plus important, celui qui vraiment lui a donné de survivre aux caprices de la mode, qui lui maintient et lui maintiendra la durée. Tristram Shandy contient toute une philosophie, une philosophie dont la théorie inflexible du libre arbitre s’accommode assez mal, mais que l’expérience pratique de la vie reconnaît comme trop fondée. Cette philosophie peut se résumer dans cette courte formule : l’infiniment petit gouverne le monde. Il y a bien des années, dans un essai que nous avions placé sous le patronage de Sterne, devinant sans doute que ses destinées seraient semblables aux histoires interrompues