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contient une manière de calembour), et ses mœurs, dit-on, valaient ses écrits. Il passait pour avoir fait partie d’une sorte de société d’excentriques connue sous le nom de l’ordre des douze moines de Medmenham ; ce qui est certain, c’est qu’il avait établi dans son château une succursale de cet ordre bizarre, qui s’était intitulée la société des démoniaques, et dont les membres, tous hommes d’esprit et, à part leurs excentricités, tous hommes de bonne compagnie, célébraient des festins aux appellations saugrenues et s’affublaient de sobriquets facétieux. Ainsi Hall Stevenson, supérieur de l’ordre, se nommait le cousin Antoine ; Sterne était connu sous le nom de l’Oiseau noir (Blackbird) ; un certain révérend Lascelles sous celui de Panty, diminutif de Pantagruel, etc. Un homme d’esprit était peut-être à sa place dans de telles réunions, mais à coup sûr un ecclésiastique n’y était pas à la sienne, et Sterne eut toute sa vie le tort irréparable et qui pèse sur son aimable mémoire d’oublier qu’il était ecclésiastique avant d’être homme d’esprit.

C’est sans doute à Crazy-Castle, près de son ami Hall Stevenson, qu’il apprit les principes sur lesquels repose ce genre de plaisanterie équivoque et obscure qui éclata dans le Tristram Shandy avec une effronterie spirituelle dont le monde des lettres n’avait pas eu d’exemple jusqu’alors. Arrêtons-nous un instant devant cette forme de plaisanterie ; elle est curieuse à définir et à décrire. Nous avons prononcé tout à l’heure le mot de principes, et en effet le badinage de Sterne pourrait s’enseigner comme une science ou comme un art, en un nombre déterminé de leçons, et il est facile d’en établir la théorie mécanique. On a parlé beaucoup de l’humour de Sterne, et le caractère de ses écrits a même contribué à fixer parmi nous le sens qu’on doit attacher à ce mot. Sterne en effet mérite le nom d’humoriste pour sa sensibilité, qui est très vraie, très fine, très riche en beaux caprices, mais non pour son esprit, qui est plus ingénieux que naïf, et plus artificiel que spontané. Qui dit humour dit esprit de tempérament, — traduction exacte de ce mot, si controversé et souvent appliqué à tort et à travers, — par conséquent spontanéité, candeur, naïveté, bonhomie, génialité. Or Sterne ne possède au plus petit degré aucune de ces qualités. Il aimait à se recommander de Rabelais et de Cervantes, qu’il avait pris pour patrons, mais qu’il est loin de la courageuse franchise du premier et du rire loyal du second ! Avec les hommes qui possèdent le véritable humour ou la véritable force comique, nous savons toujours exactement pourquoi nous rions ; avec Sterne, nous ne le savons jamais avec précision, et nous rions plutôt de ce que nous devinons que de ce qu’il nous raconte et nous fait voir. Le rire chez lui ne sort pas des choses qui le font naître en apparence ; il sort de la confusion dans laquelle notre