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à toi, qui es plus douce que toutes les fleurs d’où il se tire ? » — « Je vous aime à la folie, Kitty, et je vous aimerai pour l’éternité. » Qu’est-ce qu’une passion platonique qui s’exprime par les cadeaux les plus bizarrement choisis, pots de miel, vin de Calcavalla, etc., cadeaux qui sont suivis d’invitations pressantes d’inventer quelque excuse plausible de rester chez elle tel ou tel jour dans la soirée ? Voici qui est plus significatif encore. Sterne écrivait le Tristram Shandy pendant qu’il était amoureux de miss Kitty, et c’est à elle qu’il fait allusion dans le dix-huitième chapitre de son second livre et dans d’autres encore sous le nom de Jenny. J’ouvre ce dix-huitième chapitre, et j’y trouve ce détail, qui indique des relations d’une nature si étroite que j’avais toujours cru qu’il était une manière de compliment payé par le sentimental Sterne, dans un jour de regain de tendresse conjugale, à l’économie bien entendue de sa femme. « Il ne s’est pas écoulé plus d’une semaine jusqu’à ce jour où j’écris le présent livre pour l’édification de la postérité, — jour qui est le 9 mars 1759, depuis que ma chère, chère Jenny, observant que je prenais un air quelque peu grave pendant qu’elle marchandait une étoffe de soie de 25 shillings l’aune, dit au marchand qu’elle était fâchée de lui avoir donné tant de tracas, et immédiatement quitta la place et s’acheta une étoffe de 10 pence l’aune. » M. Fitzgerald, qui cite le même passage, en tire la conclusion qu’il témoigne de relations graves et paternelles d’un côté et presque respectueuses de l’autre, tant il y a de manières différentes de lire une même chose ! Ces relations en effet ont, en un sens, un caractère grave, car elles font dire à Sterne mille incongruités ; elles vont jusqu’à lui faire espérer la mort de sa femme. « Je n’ai qu’un obstacle à mon bonheur, et celui-là, vous le connaissez aussi bien que moi… Dieu ouvrira une porte qui nous permettra un jour d’être beaucoup plus près l’un de l’autre. » En tout cas, cette gravité n’était ni pédantesque ni morose, et s’accommodait assez bien du badinage, ainsi qu’en témoigne le petit billet suivant :


« Ma chère Kitty, je vous ai envoyé un pot de confitures et un pot de miel ; aucun des deux n’est de moitié aussi doux que vous-même. Cependant n’en tirez pas vanité, et ne vous avisez pas, sur ce caractère de douceur que je vous assigne, de devenir aigre, car si cela vous arrive, je vous enverrai un pot de cornichons pour vous adoucir (par voie de contraste) et vous rappeler à vous-même. Mais quels que soient les changemens que vous subissiez, croyez que je suis inaltérablement à vous, et pour parler