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tiquer le cumul, se chargea aussi de pousser sa fortune. Enfin Cambridge ne pouvait refuser au descendant de l’archevêque qui avait été maître du collège de Jésus une partie de la rente dont l’aïeul de Sterne avait doté l’université pour l’éducation des écoliers pauvres. La vie de l’université fut à peu de chose près la répétition de celle du collège : beaucoup de lectures, un travail peu régulier, et quelque dissipation. C’est là qu’il forma une intimité qui a tenu dans sa vie une grande place, et qui a exercé peut-être sur sa destinée une influence fatale, avec un de ses camarades d’université qui se nommait Hall Stevenson, celui-là même que l’on voit, sous le nom d’Eugenius, traverser le Tristram Shandy comme conseiller du vicaire Yorick. Un autre de ses camarades était le poète Gray, l’auteur si fameux autrefois de l’élégie le Cimetière de village, petit chef-d’œuvre qui lui conserve encore l’ombre d’un nom, ombre rêveuse et mélancolique comme son talent même ; mais Gray, qui était tout à fait pauvre et d’humeur studieuse, se mêlait peu à ces gais compagnons, et le nom de Laurence s’était si complètement effacé de sa mémoire, que lorsque, bien des années après, ce nom fut devenu célèbre, il ne se rappelait pas l’avoir jamais connu. Pauvre Gray ! puisque je rencontre ici ton doux souvenir, je ne puis m’empêcher de me détourner un instant de mon sujet, et de m’autoriser de la méthode shandyenne des digressions pour te saluer en passant L’oncle Toby, qui pour prix de sa bravoure avait recueilli une retraite obscure et une blessure à l’aine, ne prêche pas plus éloquemment la vanité de la gloire militaire que toi la vanité de la gloire littéraire. Que reste-t-il de toi, si studieux, si érudit, si curieux de toute bonne et originale littérature ? Longtemps avant que nos critiques et chercheurs modernes eussent cru découvrir les beautés des poèmes barbares, tu étais un connaisseur en littérature Scandinave et en littérature galloise, et ta muse à l’éducation classique, pieusement fidèle à son origine septentrionale, aimait à mêler à sa couronne de fleurs latines les glaïeuls et les nénufars du Nord. Tu avais cependant demandé bien peu à la postérité, et tu avais fait ton bagage bien mince : cinq ou six petits poèmes, parmi lesquels étaient deux chefs-d’œuvre ! mais cette modestie même n’a pu te sauver de l’oubli. Un instant tu fus célèbre, et tes mânes durent tressaillir d’orgueil le jour où un grand enchanteur qui savait à peine le nom de Spenser, Chateaubriand, te fit une si large place dans l’histoire de la littérature de ton pays. Et aujourd’hui voilà qu’on pourrait presque t’appliquer les fameux vers de l’on élégie sur les Miltons inconnus et les Cromwells sans gloire qui dorment dans la paix du néant ! Combien ton sort est fréquent ! Les souvenirs évoquent les souvenirs, et l’on nom prononcé rappelle à la mémoire celui d’un de tes frères en rêverie, l’on contemporain et l’on compa-