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glissant dans ce sombre réduit, d’y trouver une jeune femme séchant à un feu mal allumé ses vêtemens tout percés d’eau ou raidie de verglas. Nous apprîmes par les guides que c’était une demoiselle anglaise qui voyageait seule. Elle venait du sommet du Mont-Blanc et elle était en route pour la cime du Mont-Rose, qu’elle escalada en effet quelques jours après. Elle s’appelait miss Walker. Un instant après, nous la vîmes partir. Elle avait deux guides ; l’un marchait devant, l’autre derrière elle, et une grosse corde nouée autour de sa taille élancée l’attachait à ces deux robustes montagnards. Elle marchait d’un pas rapide, quoiqu’elle enfonçât dans la neige, et elle disparut aussitôt, engloutie dans l’épais brouillard et dans les flots de grésil fouettés par la tempête. Il était environ onze heures du matin. Par suite du mauvais état du glacier, nous avions mis sept heures à arriver au col. En moins de trois heures, nous descendîmes au Breuil après avoir passé près du fort que les Piémontais construisirent autrefois sur ces hauteurs pour se défendre des incursions des Valaisans. C’est certainement l’ouvrage militaire le plus élevé de l’Europe, car il se trouve à l’altitude de 9,790 pieds, c’est-à-dire à 400 pieds plus haut que la cabane des Grands-Mulets, où bivouaquent ceux qui gravissent le Mont-Blanc.

De pareilles excursions laissent dans l’esprit de profondes impressions, car elles vous mettent en présence des phénomènes les plus gigantesques que la nature présente encore sur notre globe, et elles font surgir mille questions redoutables. A mesure qu’on monte, la vie s’éteint, et l’on arrive enfin dans ces régions glacées où seule la loi de la pesanteur exerce encore son empire, l’universelle loi qui semble constituer l’essence dernière des corps, qui, au plus profond des cieux, enchaîne les unes aux autres les étoiles doubles et relie la poussière cosmique des nébuleuses. Cependant cette loi de la pesanteur entraîne toutes les molécules vers les lieux inférieurs ; les débris des montagnes, les rochers, réduits par la trituration en sable fin et en imperceptibles paillettes, vont peu à peu combler les mers. Jadis la force centrale soulevait ces sédimens, tantôt par des poussées séculaires comme maintenant encore, tantôt par les éjaculations violentes et les brusques dislocations des convulsions plutoniennes ; mais le feu baisse dans les flancs de la planète vieillie, et si elle n’a plus l’énergie de redresser les couches qui se forment actuellement, tout sera donc un jour nivelé, tout sera uniforme et plat, suivant la mystérieuse parole de la Bible : toute montagne sera abaissée, et toute vallée sera comblée. Et si, comme tout le prouve, la terre se refroidit constamment, ces champs de glaces et de neige qu’on trouve sur les hauteurs nous offrent la morne image de ce que sera un jour la terre entière. Les roches