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et carré comme un cube de granit et léger comme un chamois. Nous partîmes à quatre heures du matin. L’air était pur, les étoiles brillaient, et cependant le Cervin était invisible. Après avoir franchi le torrent qui descend du glacier de Zmutt, le sentier s’élève doucement sur les prairies en pente et parmi les beaux mélèzes qui y forment des groupes dont les troupeaux recherchent l’ombre pendant la chaleur du jour. Après une heure et demie de montée, la végétation arborescente s’arrête ; on aborde le pâturage alpestre, l’alpe à moutons. Nous gravîmes alors l’éperon qui sépare le glacier de Furke du glacier de Saint-Théodule jusqu’au moment où, pour atteindre le passage, il fallut s’engager sur ce dernier glacier. Il était alors sept heures. Le soleil, qui s’élevait lentement au-dessus de la Cima-di-Jazzi, éclairait un spectacle sans pareil. Au-dessus de nos têtes, le ciel était d’un bleu morne et presque noir. Le soleil sans rayons découpait sur les sombres profondeurs de l’azur son disque blafard. On pouvait aisément y fixer le regard ; on aurait dit qu’il allait s’éteindre. Cet astre mourant et ce ciel sinistre jetaient dans l’âme une vague tristesse et une mystérieuse appréhension, comme si l’on allait assister à quelque grande révolution cosmique. À droite, sous nos pieds, se déroulait l’immense fleuve glacé descendant du Weissthor et du Mont-Rose avec ses nombreuses moraines médianes. Les grands pics de la chaîne centrale, la Nord-Ende, le Lyskam, les Jumeaux, le dominaient et y déchargeaient leurs affluens de glaces et de neige. Les crêtes blanches du Weisshorn et du Mischabel étincelaient, et entre elles s’ouvrait, comme une fente étroite et obscure, la vallée de Zermatt.

Du côté du col, l’aspect était plus extraordinaire encore et tout à fait différent. Le vent soufflant d’Italie y accumulait des masses gigantesques de nuages livides. Ces nuages, poussés par l’impétuosité du courant d’air, se recourbaient en volutes et déferlaient du côté nord sur le glacier, comme d’énormes vagues qui se brisaient en retombant. Quelques-unes venaient se déchirer contre le promontoire du Cervin, qu’elles enveloppaient de leur écume. Sur le revers septentrional, où nous étions arrêtés, l’air était si sec que les lambeaux de ces vagues brisées étaient aussitôt absorbés et s’évanouissaient sans même tracer la moindre strate sur l’azur noir et sinistre du ciel. Les nuées disparues et pour ainsi dire dévorées étaient constamment remplacées par d’autres colonnes qui s’élevaient du val Tournanche, comme une armée de géans poussant à l’assaut ses légions sans cesse renaissantes. Je me rappelai en ce moment ce tableau épique de Kaulbach, où les âmes des guerriers huns et romains couchés sur le champ de bataille continuent le combat sous forme de nuages, et, fantômes armés, se heurtent dans