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visiter un endroit appelé Wildi, où les eaux qui viennent du glacier de Kien coulent parmi d’énormes blocs de pierre. D’après la tradition, ces masses, descendues des sommets du Mischabel, auraient enseveli tout un village sans que personne pût s’en échapper.

Après qu’on a dépassé Täsch et les petits torrens qui s’écoulent du Täscher-Gletscher, la vallée se resserre encore davantage. De sombres forêts de pins couvrent les flancs du défilé. La Visp mugit et se brise au fond d’un abîme où elle disparaît aux regards. La gorge semble sans issue. Enfin on traverse un pont en mélèze qui tremble sous vos pas, et on aperçoit le clocher aigu de Zermatt et ses deux grands hôtels au milieu d’une magnifique pelouse verte. Quand nous y arrivâmes, je cherchai à découvrir la pyramide du Cervin (en allemand Matterhorn), dont j’avais examiné à Genève les. belles photographies. Je voyais s’élever au-dessus du village une immense paroi de rocher dont la crête, horizontale comme celle d’un mur, était couverte d’une épaisse corniche de neige. Une grande masse noire sortait de cette corniche blanche, mais qu’elle était loin de ce que j’attendais ! Le ciel n’était pas tout à fait pur ; il n’y avait point cependant de nuages assez épais pour cacher un sommet aussi rapproché que devait l’être le Cervin. Je crus à une déception, quoique l’aspect des œuvres de la nature en réserve moins que la vue des monumens.

Le lendemain, un soleil radieux m’appelle de bonne heure à la fenêtre, et enfin la voilà devant moi, la glorieuse pyramide dardant au plus profond du ciel bleu sa cime aiguë. Je l’admirai, pénétré, de je ne sais quel indéfinissable sentiment mêlé de respect et de crainte. L’ingénieux critique anglais Ruskin[1] prétend que le Cervin est le type idéal de la montagne, tant sa forme a de grandeur et d’harmonie. Nul sommet ne répond mieux, il faut en convenir, à l’idée qu’on se fait d’une montagne, et quand on l’a vu, son profil dur et fier se grave dans la mémoire en traits ineffaçables. Les autres sommités, la Jungfrau, le Mont-Rose, le Mont-Blanc, ne sont que les points culminans d’une haute arête qu’ils ne semblent guère dépasser, et d’abord il faut les chercher pour les reconnaître. Le Cervin au contraire s’élance dans les nues, isolé et dominant de plus de six mille pieds les champs de neige qui s’étalent à sa base. On a donné à certains pics aigus le nom de dent, nul ne le mérite mieux que lui. Il ressemble à une dent canine, à un croc de bête fauve, ou plutôt encore à ces dents de squales antédiluviens qu’on trouve dans les terrains de la période secondaire. On dirait une vague de la mer primordiale de granit en fusion, soulevée dans

  1. Voyez, au sujet des travaux d’esthétique de M. Ruskin, la Revue du 1er juillet 1860.