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pression. C’était, a raconté l’un d’eux[1], un spectacle dont il est impossible de se faire quelque idée. Le sol tremblait comme s’il eût voulu s’entr’ouvrir ; un tonnerre souterrain et continu dominait la voix tumultueuse de la Visp. La pluie tombait, et un opaque rideau de nuages donnait à la vallée entière une apparence de lugubre mystère. Cachées aux regards par les vapeurs, les cimes des montagnes retentissaient de roulemens rauques et d’éclatantes détonations. Les rochers, précipités dans les gorges, se heurtaient et se brisaient avec un bruit effroyable ou s’élançaient en sifflant à travers la route. « De Saint-Nicolas à Stalden, dit un autre témoin oculaire de ce bouleversement, j’ai couru sans regarder ni devant ni derrière moi. Je me figure que c’est ainsi qu’on s’élance à un combat. A chaque instant, il me fallait d’un saut franchir une échancrure faite au sentier. A tout moment, je voyais passer une avalanche de pierres ou bondir un rocher. » Nous considérons la terre comme un domaine définitivement acquis ; mais le sol qui tremble et s’entr’ouvre nous avertit que nous vivons seulement dans l’intervalle de repos qui s’écoule entre deux grandes convulsions géologiques.

Deux lieues et demie plus loin, on arrive à Randah, dont la position est une des plus extraordinaires qu’on connaisse. Situé à 4,400 pieds au-dessus du niveau de la mer, ce village est dominé à droite et à gauche par deux pics de 14,000 pieds de haut, — d’un côté le Mischabel, de l’autre le Weisshorn, — de sorte qu’il se trouve au fond d’un ravin dont les deux parois ont environ 9,500 pieds de hauteur. Rien n’indique ces prodigieux escarpemens, qu’on ne rencontre peut-être nulle part ailleurs. Les maisons sont disséminées au milieu d’une verte prairie, et l’on est si près des deux contre-forts qu’on n’en aperçoit pas les sommets. On voit seulement un glacier suspendu au-dessus de la Visp à une formidable hauteur, avec un angle d’inclinaison d’environ A0 degrés. On comprend aussitôt que c’est là l’ennemi qui chaque jour menace, véritable épée de Damoclès dont la chute peut tout anéantir, car, comme on le sait, ces torrens congelés se meuvent et descendent sans cesse, et l’on s’explique à peine que celui-ci ne glisse pas sur une pente aussi raide. Déjà deux fois cela est arrivé. En 1636, le glacier du Weisshorn tomba et écrasa le village. En 1819, le 27 décembre, une partie de ce même glacier se détacha et roula dans la vallée. Randah ne fut pas atteint par ses débris ; mais la commotion de l’air fut si violente et la pression de l’atmosphère si forte que les habitations, les chalets, les granges, furent enlevés comme par une trombe et transportés, tout disloqués, à une grande distance. Non loin de Randah, on peut

  1. Voyez la Bibliothèque universelle de Genève, tome XXX (1855).