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jeta sur le garçon et le terrassa. L’autre pâtre, qui n’avait pas même un bâton, se précipita au secours de son camarade, et, saisissant le lion à deux poings par la crinière, il lui tirait la tête en arrière pour lui faire lâcher prise. Fort heureusement pour ce vaillant jeune homme, un voisin accourut au bruit et tua le lion à coups de lance. On vint appeler le père Stella pour donner ses soins au blessé, qui mourut quelques jours après.


III

L’étude de la contrée se complétait pour moi par celle de ses habitans, de leurs mœurs, de leur état social, de leur histoire. Ce qui, au premier abord, me surprit au plus haut degré, ce fut de trouver chez ces pasteurs de la khala l’organisation patricienne et romaine que, d’après des idées toutes faites, je m’étais accoutumé à regarder comme inséparable d’un état social très avancé. Au Sennaheit, les quirites sont représentés par les choumaglié (anciens), chefs d’anciennes familles dont chacun a, comme à Rome, un certain nombre de cliens, qu’on appelle ici les tigré. Ce dernier mot me fait supposer que ces plébéiens sont des réfugiés venus du Tigré, et accueillis dans les tribus à la condition de rester dépendans des familles qui les ont reçus. Leur état m’a semblé une combinaison du servage adouci du temps de nos Carolingiens et du fermage moderne. Le tigré dépend de son suzerain sans lui appartenir ; le choumaglié n’a pas le droit de le vendre. S’il est mécontent, il peut passer à un autre suzerain ; mais il ne peut cesser d’être vassal de quelqu’un, car, comme il n’y a pas dans ce pays de francs-tenanciers, il deviendrait alors choumaglié, ce qui serait le renversement de la constitution sociale. Les tigré paient à leurs seigneurs une redevance qui ne peut changer, quelle que soit la hausse ou la baisse des denrées, et une certaine dîme sur le produit de leurs troupeaux, car ils ont le droit de posséder ; je ne sache pourtant pas qu’il y en ait aucun de riche. Lorsqu’un tigré meurt sans héritiers (collatéraux ni descendans), c’est son suzerain qui hérite : s’il n’a pas d’enfans, mais qu’il ait des collatéraux, ceux-ci héritent, et le seigneur n’a droit qu’à une vache. En revanche, ce dernier a un devoir de protection à remplir envers son client : si le tigré est volé, maltraité, tué, le choumaglié est tenu de poursuivre rigoureusement l’indemnité dans les deux premiers cas, et le « sang » ou talion dans le troisième. S’il néglige ce devoir, il est déshonoré et perd son droit de suzeraineté sur le tigré et ses descendans. Ce système de devoirs réciproques est fort logique dans une société pastorale où l’état, n’existant pas, doit être remplacé par la famille, état type qui se suffit à lui-même et doit servir de base