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naheit du reste, le kouarè abyssin, qui donne au premier paysan venu un air de tribun romain, n’est porté que par les novateurs, les dandies, si on me permet ce mot. Fatigué des allées et venues de ces importuns visiteurs, je trouvai plus attrayant de sortir des hautes herbes et de gravir la montagne voisine pour dire un dernier adieu au triste pays que je quittais. Je fus agréablement surpris de voir le steppe du Cheb sous un aspect tout nouveau. Le désert le plus laid et le plus vulgaire devient à certains momens un admirable fond de tableau, et ses longues lignes plates, monotones, empruntent une sorte de majesté au voisinage de montagnes durement fouillées par le ciseau du divin sculpteur. Terminé à l’horizon par une ligne mince d’un bleu turquoise, qui n’était rien moins que la Mer-Rouge, le steppe montrait un peu sur la gauche quinze ou vingt montagnes éparpillées à sa surface, vagues solidifiées de quelque tempête géologique : on les nomme Kafer-Allah. Mon œil suivait au milieu d’elles le cours sinueux du Lebqa, marqué par les forêts de mimosas qui l’ombragent ; quant au doux et abondant ruisseau d’Ain, dès qu’il a quitté ses galets bleus et cessé de ronger le pied des montagnes pour entrer dans le steppe, il disparaît dans les sables, comme toutes les eaux courantes que verse le plateau abyssin, et dont pas une ne rejoint la Mer-Rouge[1].

Au sortir d’Aïn, nous avions à remonter pendant trois grands jours la vallée. Dans un épais fouillis de montagnes brunes, calcinées, serpentent quelques centaines de ravins abrupts dont le réseau, très confus pour l’œil du passant, se simplifie beaucoup pour l’observateur qui escalade quelque pic atteignant 1,200 mètres d’altitude. L’on voit alors tous ces ravins converger vers quelques vallons collecteurs un peu plus larges que les autres et se réunissant eux-mêmes à une grande artère. L’artère que je suivais se nomme le Lebqa : il y a peu de panoramas dans l’Afrique orientale qui puissent lutter de majesté sauvage avec les quinze ou vingt tableaux que cette route enchantée déroule sous les yeux. Je faisais généralement deux ascensions par jour, car on marchait sans se fatiguer, l’eau se rencontrant à chaque pas et nous dispensant des étapes forcées. Partis à six heures, nous faisions halte sous le premier ombrage venu. Les bagages étaient déchargés en un clin d’œil ; mon kavas Ahmed étendait sur le sable la grande peau de bœuf et le martaba (coussin) qui formaient ma literie ; la petite servante Desta remplissait la cafetière ; le père Stella allumait son

  1. Malgré quelques affirmations contraires, je ne crois pas que cette mer étrange reçoive une goutte d’eau douce sur un seul point de son immense littoral. J’en excepte, bien entendu, le canal d’eau douce du Caire à Suez, bienfait incomparable que l’Égypte n’a pas assez apprécié.