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pugne singulièrement d’avoir une inconnue à dégager. J’avoue que je ne suis pas ainsi, et qu’un peu de rébus ne me déplaît pas ; il est du reste intéressant de voir comment un esprit curieux et réfléchi rend ses idées à l’aide d’un art plastique, c’est-à-dire extrêmement limité dans l’expression même.

Si Jason est une énigme, il me semble que le mot n’en est pas difficile à trouver. L’argonaute est triomphant, demi-nu comme un héros, debout auprès du trophée qui porte la toison d’or ; d’une main il tient son glaive rentré au fourreau, de l’autre il lève et semble offrir aux dieux le rameau d’or de la victoire. Ses beaux pieds nus posent sur le corps du dragon qui, expirant dans les dernières convulsions de l’agonie, redresse encore sa tête de pygargue et roule les anneaux séparés de sa queue de serpent. C’est le pays du triomphe et de l’éternelle jeunesse ; le ciel a des profondeurs lointaines que l’espérance peut parcourir à tire d’aile ; des fleurs brillent, des oiseaux volent ; les yeux extasiés de Jason, des yeux bleus et rêveurs, regardent vers les cieux avec une orgueilleuse confiance ; on sent l’homme sûr de sa force. Il ne doute plus ; comme un autre Hercule, il a accompli les travaux qu’Æétès lui a imposés ; il a terrassé les taureaux, il a vaincu l’invincible dragon qui gardait le trésor : qui lui résisterait maintenant ? le monde ne lui appartient-il pas ? Mais derrière lui, près de ce même trophée qu’elle a aidé à conquérir en endormant le monstre, Médée est debout. Ce n’est pas encore la Médée terrible qui, trahie, donnera à sa rivale le péplum empoisonné et la couronne ardente, et qui massacrera Mermerus et Pherès, les deux fils qu’elle a eus de Jason. Ce n’est encore que la magicienne énervante, plus dangereuse peut-être avec ses philtres qu’avec son poignard. Il est facile de comprendre qu’elle porte en elle une force persistante, douce et dissimulée, qui, sans efforts, sans violence, par le seul fait de sa manifestation régulière, finira par vaincre l’homme, l’abâtardir et réduire à néant toute cette puissance dont il est si orgueilleux. L’amour et la volupté, ont tué plus de héros que la peste et la guerre. Elle est charmante, cette Médée, quoiqu’elle ait été conçue un peu trop en réminiscence des femmes du Pérugin. Comme les aimables nymphes peintes par le maître de Raphaël, elle mérite la jolie épithète ionique familière à Homère, χαλλιπάρηος, aux belles joues ; c’est l’indice de la jeunesse, et M. Moreau l’a très justement remarqué. Ses yeux presque voilés, d’une teinte verdâtre difficile à définir, ont, plus encore que le regard extatique de Jason, une expression de domination inéluctable où se mêle je ne sais quelle nuance d’ironie qui semble se rire de l’assurance du héros. Autour de ses flancs, un peu trop larges peut-être, s’enroule une chaste ceinture composée des blanches fleurs de l’ellébore noire, la plante