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ture historique est fait cette année par un Polonais ; un Allemand, M. Schreyer, a envoyé un des meilleurs tableaux du Salon, et le portrait le mieux peint est signé Rodakowski. Je crois que l’ennemi est aux portes ; l’écrivain à qui incombe la tâche ingrate de la critique ressemble à une sentinelle, et il est en droit de crier : Prenez garde à vous !

Ce qui me frappe surtout en parcourant ces longues salles où sont disposés avec ordre trois mille cinq cent cinquante-quatre objets d’art, c’est l’absence radicale d’imagination. Personne, sauf M. Gustave Moreau, dont j’aurai longuement à parler, ne semble s’être préoccupé de cette science élémentaire qu’on appelle la composition, et qui doit cependant tenir une si grande place dans une œuvre d’art. Qu’un tableau contienne un personnage ou qu’il en contienne vingt, il ne doit pas moins être composé en vertu de certaines lois générales qui règlent la pondération des lignes, l’association des nuances, la disposition des gestes et l’amplitude des draperies. Les artistes d’aujourd’hui comprendraient-ils, sans explication préalable, l’admirable agencement des lignes de rappel qui seules suffisent à faire un chef-d’œuvre de la Transfiguration de Raphaël ? A voir ce qu’ils produisent, il est permis d’en douter. Il me faut encore signaler cette tendance à l’imitation dont j’ai déjà été forcé de parler autrefois. Les artistes s’imitent les uns les autres et s’imitent eux-mêmes sans paraître se lasser. Chacun semble vouloir rétrécir son propre cercle, afin d’y tourner sans peine avec cette facilité et cette nonchalante insouciance que donne l’habitude. On copie, ou à peu près, les anciens, sans trop de vergogne. Dans la sculpture, je pourrais aisément reconnaître la Vénus accroupie et Daphnis et Chloé. Les peintres transportent sur la toile les statues des sculpteurs, et je sais un tableau qui reproduit exactement le Jeune Faune en terre cuite que M. Fremiet avait exposé l’année dernière. Où s’arrêteront ces emprunts, et n’accusent-ils pas une stérilité redoutable ? On se parque volontiers dans des spécialités hors desquelles on n’ose point se hasarder. Les artistes qui ont fait un voyage en ont pour leur vie entière à reproduire plus ou moins fidèlement les aspects des pays qu’ils ont parcourus. On pourrait diviser l’exposition en zones géographiques ; ici l’Algérie, là l’Asie-Mineure, plus loin la Bretagne, ailleurs l’Alsace ; quant aux Christophe Colomb de ces contrées accessibles, ils sont toujours les mêmes, et vous les connaissez. Les grandes routes sont dédaignées, les terres sans chemins font peur, les tout petits sentiers suffisent aux molles ambitions d’aujourd’hui.

Ai-je besoin de dire que dans presque toutes les œuvres actuellement exposées l’esprit est absent ? J’entends ce souffle vivifiant qui fait d’un tableau, d’une statue, autre chose que la représenta-