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méthode : la destruction lente, mais progressive, des castes au moyen de conversions dans les basses classes, et l’assimilation rapide des castes supérieures aux Européens par la science. Toute tentative en sens inverse a été jusqu’à ce jour infructueuse : si les castes infimes sont peu accessibles à une éducation scientifique, les hautes classes ont une doctrine religieuse qui peut marcher l’égale de la théologie chrétienne et qui rend tout prosélytisme étranger impuissant au milieu d’elles ; elles n’ont pas donné non plus à l’islamisme un seul converti. C’est donc par le bas que les missions peuvent aborder la société indienne, pendant que la science la prend par sa partie supérieure ; mais une action livrée au hasard s’anéantit d’elle-même. Si le christianisme parvient à gagner cette société en remontant de caste en caste, il n’atteindra les castes nobles que quand celles-ci auront été transformées par l’éducation : dès lors la lutte finale et inévitable du christianisme et du panthéisme oriental se trouvera au grand avantage de l’humanité dégagée des questions sociales, et portée sur le terrain neutre et paisible de la théorie.

En cherchant à faire comprendre l’état des Hindous de toute classe vis-à-vis de la civilisation occidentale, j’ai évité toute parole de blâme contre l’Angleterre ; je n’ai suivi dans la voie des récriminations ni ceux qui regrettent notre puissance perdue, ni ceux qui, par inimitié nationale ou par hostilité religieuse, ne voient que le mal dans l’action politique ou morale des Anglais. Si la France avait montré autant d’habileté et de persévérance que la compagnie des Indes, elle n’aurait pas perdu sa colonie, et si elle l’avait conservée, elle aurait probablement passé par une suite analogue de conquêtes peu légitimes, d’exploitations forcées et de violences inévitables. L’humanité ne procède guère autrement dans l’action réciproque de ses parties les unes sur les autres : il semble que le bien soit à ce prix ; mais il vient un temps où, la conquête d’un pays ayant atteint ses limites naturelles, l’action qui civilise commence et se substitue par degrés à la force qui subjugue. Cette heure a sonné pour l’empire indien il y a six années ; depuis cette époque, un grand changement s’est opéré dans ses relations avec ses maîtres : en passant sous l’autorité directe de la reine, il a cessé d’être regardé comme une terre conquise et comme un sol à exploiter. Nous qui, sans oublier le passé, regardons surtout l’avenir, nous ne devons pas être plus injustes que les sujets orientaux de la reine Victoria, qui voient déjà dans les Anglais leurs bienfaiteurs et les civilisateurs des Indes.


ÉMILE BURNOUF.