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« Quand la justice languit, quand l’injustice se relève, alors je me fais moi-même créature, et je nais d’âge en âge

« Pour la défense des bons, pour la ruine des méchans, pour le rétablissement de la justice. »


« Jésus, leur dites-vous, ne fut pas seulement un Dieu, il fut aussi un homme et le fils de Marie. » Telle est encore la manière dont les Indiens conçoivent la théorie des incarnations : double paternité, double nature. Et comme si le nom même de la mère de Jésus était destiné à perdre tout prestige et toute réalité à leurs yeux, ils ont pour doctrine essentielle que c’est dans le sein de Mâyâ, personnification de l’espace et du temps, que s’accomplit la divine conception. « Mais la naissance de Jésus fut l’œuvre de l’Esprit-Saint, qui pénétra dans le sein de Marie et y déposa le germe divin. » L’Esprit céleste est aussi pour les brâhmanes le principe générateur des êtres ; il s’appelle le masculin suprême (paramam purusham), et c’est lui qui, adoré sous le nom de Vichnu, est le principe actif de toutes les incarnations. La doctrine des vichnuvites, qui est surtout celle des xattriyas et à plus forte raison des brahmanes, est très profonde à cet égard et dépasse de bien loin la théologie chrétienne. Le Père, qui pour les chrétiens est Dieu lui-même avant toute incarnation, est un des principaux noms que les livres indiens donnent à Brahmâ :


« Je suis le père de ce monde… Je suis l’origine de tout ; de moi procède l’univers. »


Brahmâ est bien Dieu le père, et répond métaphysiquement à la première personne de la Trinité chrétienne. Aussi jusque là brahmanes et chrétiens peuvent s’entendre ; mais le rôle de père est pris par les Indiens au sens propre, et tous les êtres procèdent de Brahmâ au même titre les uns que les autres ; nous sommes tous enfans de Dieu de la même manière que les personnages en qui Dieu s’est incarné, quoique avec moins de perfection et de puissance divine qu’ils n’en ont eu. Il est l’aïeul de toutes les générations, c’est sa vie qui passe en nous : comme un père ne crée pas son enfant en le tirant du néant, mais lui transmet les conditions de sa propre vie, modifiées par le corps nouveau où il s’incarne, ainsi Dieu est notre générateur (janitri), mais non notre créateur. C’est donc ici que se séparent les doctrines indiennes de celles de l’Occident, et c’est sur ce point que doit avant tout porter la discussion entre missionnaires et brahmanes. Sont-ils les uns et les autres prêts à la lutte ? Est-il possible de croire qu’un mouvement d’éloquence fébrile résoudra le problème ?

Mais ce n’est pas tout. La doctrine chrétienne ne va pas plus haut et n’admet rien au-delà du Père éternel, qui est pour elle Dieu lui-