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Elle suit d’un regard, je ne dirai pas inquiet, mais préoccupé, la marche progressive de la Russie vers le sud-est. Maîtresse de la Caspienne et de la mer d’Aral, la Russie commande en réalité aux fleuves qui s’y jettent. Ces fleuves arrosent l’antique berceau de la race aryenne ; en remontant la riche vallée de l’Oxus, qui porte aujourd’hui le nom de Boukharie et qui compte parmi ses villes Khiva, Samarcande et Balk (l’ancienne Bactres), on arrive en ligne droite à la porte de l’Inde. Un chemin de fer peut facilement être établi dans toute cette vallée et opérer sur le commerce de l’Inde une puissante dérivation au détriment de l’Angleterre et au profit de la Russie. La tâche d’empêcher ce résultat a été léguée par l’India-Company au gouvernement de la reine : elle ne préoccupe pas moins sir Charles Wood, ministre pour les affaires indiennes, et le vice-roi siégeant à Calcutta que lord Palmerston lui-même ; mais les menaces de l’avenir ne seront conjurées qu’à l’époque où les voies nouvelles sillonneront l’Inde tout entière : il faut qu’elles descendent l’Indus jusqu’à Haïderâbad et fassent de cette ville une autre Calcutta, qu’elles remontent ce grand fleuve par la porte de l’Indus et pénètrent dans le Tibet, car c’est par cet angle du nord-ouest que l’Inde anglaise peut être menacée.

La vieille politique britannique se trompe et combat contre elle-même quand elle fait obstacle ou crée des difficultés au canal de Suez. Le prompt achèvement de cette œuvre est au contraire un moyen de salut pour le commerce anglais en Orient ; s’il ne trouvait au sud les voies les plus courtes et les plus rapides, il serait infailliblement devancé par celui du nord. C’est ce que sentent vivement les chambres de commerce du royaume-uni quand elles appuient de leurs votes les fondateurs de l’entreprise. Le canal est comme la continuation des chemins de fer de l’Inde. De Calcutta, de Bombay et plus tard de Haïderâbad, le commerce maritime pénétrera directement par Suez dans la Méditerranée et desservira l’Europe à moins de frais que ne pourront le faire les chemins de fer et la navigation intérieure de la Russie. Une seule raison sérieuse pouvait combattre dans l’esprit des politiques l’exécution du canal international. L’expérience avait montré à l’Angleterre comment un simple établissement de commerce peut devenir une puissance politique d’un ordre élevé : elle lui a fait craindre que dans l’avenir la compagnie de Suez n’eût les destinées de la compagnie des Indes et ne fondât à son tour un empire entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie ; mais le caractère universel de cette société et les concessions récentes qu’elle à faites, concessions irrévocables, ne laissent plus aucune crainte à cet égard. L’Angleterre ne peut plus voir dans le canal de Suez qu’une voie commerciale faite en partie pour elle et une sécurité de plus pour l’avenir de ses relations. Cet avenir exige une politique