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français, la plupart encore à leurs premières armes, curieux et pressés de prendre leur part dans une grande bataille, mais aussi pour les vieux officiers qui avaient fait les campagnes des Flandres et d’Allemagne. C’était un événement dans la vie d’un homme de guerre que de rencontrer une armée turque et de se mesurer avec elle. Tout était nouveau, et la position des deux armées mettait tout à découvert.

Le camp des Turcs occupait une lieue et demie de terrain. Il était comme une immense ville divisée en trois quartiers, et couvrait les hauteurs en face du monastère et du village de Grossdorf. Au milieu flottait le pavillon du grand-vizir, recouvert de soie cramoisie et d’étoffes d’or ; il était entouré d’un nombre infini de tentes de toutes couleurs pour ses officiers, jointes les unes aux autres par des galeries enfermées dans une clôture de soie verte, haute d’environ dix pieds. Les pachas de Damas, d’Alep, de Bosnie, avaient leurs tentes à la gauche du grand-vizir, et couvraient avec leurs troupes un autre mamelon. Toutes ces tentes étaient surmontées d’étendards, d’enseignes, de queues de cheval, indiquant les quartiers des pachas, « en sorte qu’on eût dit les clochetons d’une église pavoisée de drapeaux. » A l’extrême droite étaient campés les Tartares ; peu d’entre eux ont des armes à feu ; la plupart ne se servent pour armes offensives que de flèches avec un sabre attaché au bras ; un autre sabre, de rechange, est engagé sous la selle. Les bataillons des janissaires, qui formaient alors la force principale des armées turques, étaient rangés au bas de la colline. « Ils combattent à pied et de près, se servant tantôt de cimeterres, tantôt de mousquets très courts, auxquels on met le feu avec une mèche de coton nattée. Leur mousquetade n’approche pas, pour la vivacité et la justesse, de celle de la bonne infanterie allemande ou française ; mais rien n’est à l’épreuve du choc de leurs gros bataillons, quand ils marchent en carré, poussant en avant, malgré toute résistance, avec une bravoure furieuse[1]. »

Derrière le pavillon du grand-vizir était la cavalerie des spahis, vêtus de riches vestes brodées d’or, d’argent et de soie rayée à la fantaisie de chaque cavalier, « représentant, dit un spectateur, toutes les nuances de ces beaux tapis qui ornent leur sérail. » L’artillerie était portée sur des chariots à quatre roues, chaque pièce, soutenue d’une fourchette de fer par le milieu, tournait sur un pivot de manière à pointer dans toutes les directions, les pièces légères étaient attelées de deux chevaux, les plus fortes traînées

  1. « J’ai vu des Turcs, forcés dans des palanques, se laisser tuer et brûler plutôt que de se rendre. Je les ai vus se jeter le sabre entre les dents dans le Raab pour le passer à la nage en notre présence. » (Montecuculli, Discipline des Turcs, livre II.)