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THÉÂTRE-FRANÇAIS.
LE SUPPLICE D’UNE FEMME.


Si l’on veut avoir une idée de ce que peuvent produire l’illusion théâtrale, l’audace des situations, la dextérité de la mise en œuvre, surtout l’intelligence et la passion des interprètes, il suffit d’examiner la pièce que vient de représenter le Théâtre-Français. Voici un tableau dramatique où abondent les choses impossibles, où les contradictions se heurtent, où les caractères sont faux. Or telle est l’adresse des mains qui ont façonné tout cela, tel est l’art consommé des acteurs, que cette œuvre inacceptable vous saisit, vous étreint, et que ce tissu de contradictions paraît une merveille de logique. C’est donc aussi une merveille de poésie théâtrale, s’il est vrai que la grande affaire au théâtre soit de déconcerter ses juges et de ravir les cœurs ? Oh ! ne prononçons pas ce mot de poésie ; la poésie vraie, l’invention durable veut d’autres victoires que celle-là : il y faut autre chose qu’un trompe-l’œil, autre chose que la surprise des nerfs. « L’imbécile ! comme il m’a fait pleurer ! » disait un jour Diderot après avoir entendu un prédicateur dont le pathétique violent avait touché ses fibres sans émouvoir son âme : protestation très juste, quoique fort impolie, de ce principe moral que chacun porte en soi, de ce principe qui sent, qui souffre, qui aime, qui juge, qui doit juger du moins, et qui trop souvent aujourd’hui se laisse dominer par la sensibilité inférieure. Il y aurait, pour le dire en passant, un curieux chapitre de psychologie littéraire à écrire sous ce titre : « De la décadence de la sensibilité au XIXe siècle chez les lecteurs de romans et le public des théâtres. » Je ne crois donc pas que la pièce si fort applaudie l’autre jour, la pièce qui a fait verser tant de larmes, enrichisse le patrimoine de notre littérature dramatique ; mais je suis persuadé que l’auteur véritable, — on assure qu’il y en a plusieurs et que cette paternité en commun, tour à tour désavouée avec mystère et revendiquée avec éclat, a donné lieu à d’étranges imbroglios, — je suis persuadé que le véritable auteur est rompu dès longtemps à toutes les stratégies de la scène ; oh reconnaît ici le coup-d’œil, la main, le compas d’un ingénieur qui sait son métier.

Mme Dumont est la femme d’un riche banquier de Paris. Nulle existence, à ne juger que les dehors, ne serait plus digne d’envie. Son mari l’aime, non pas seulement de cet amour qui tient à l’ardeur de la première jeunesse, mais de cette passion tendre et profonde qui croît avec les années quand le cœur est demeuré pur. Une jolie petite fille, voix argentine, esprit éveillé, fait résonner les grelots de la joie au sein de ce chaste bonheur. Si le financier a traversé de mauvais jours, aucune crise désormais ne saurait l’atteindre ; un ami, devenu son associé, l’a aidé de ses millions à rétablir sa maison compromise, et son zèle, son honnêteté, son intelligence, la juste considération qui l’entoure, ont fait le reste. Heureuse la famille que dirige un tel chef ! Pourquoi donc Mme Dumont est-elle si triste ? Pourquoi cet accablement profond ? Aujourd’hui même, c’est la fête de la petite Jeanne ; il pleut des cadeaux, un bal d’enfans va réunir ses compa-