Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/498

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de personnes l’hospitalité de la Maison-Blanche ; il n’avait jamais voulu recevoir ses appointemens qu’en papier-monnaie, comme tous les autres fonctionnaires publics, quoique le congrès eût bien volontiers consenti à ce qu’ils fussent payés en or. Il s’appauvrit, loin de s’enrichir, en tenant pendant quatre années les rênes du gouvernement, alors que le budget des États-Unis atteignait d’un bond un chiffre comparable seulement à celui du budget des états européens les plus anciens et les plus riches. Il ne dérobait aucun de ses instans aux affaires : il n’entra qu’une fois pendant ces quatre ans dans la belle serre attenante à la maison présidentielle. Pour seule distraction, Mme Lincoln le conduisait de loin en loin, presque malgré lui, au théâtre. Il aimait Shakspeare avec passion. « Il m’importe assez peu, me dit-il un jour, que Shakspeare soit bien ou mal joué ; chez lui, la pensée suffit. »

J’eus un jour, au mois de janvier de cette-année, l’honneur d’être invité à l’accompagner à la représentation du Roi Lear. Je me rendis avec lui à ce même théâtre de Ford et dans cette même loge où il a été si lâchement assassiné. Le théâtre de Washington est petit et délabré ; on arrivait à la loge présidentielle en suivant un passage laissé libre derrière les spectateurs des galeries, et il n’y avait qu’une porte à ouvrir, un rideau à écarter, pour y entrer. L’appui de la loge était couvert d’une pièce de velours rouge, mais on n’avait pas même pris la peine de recouvrir à l’intérieur, de velours ou de drap, les planches de sapin qui formaient le devant. Je fus, on le comprendra facilement, plus occupé du président que de la pièce. Pour lui, il écoutait attentivement, bien qu’il sût tout le drame par cœur : il en suivait tous les incidens avec intérêt, et ne causait avec M. Sumner et avec moi que durant les entr’actes. Son second fils, âgé de onze ans, était auprès de lui : M. Lincoln le tenait presque tout le temps appuyé contre lui, et souvent pressait la tête rieuse ou étonnée de l’enfant sur sa large poitrine. A ses nombreuses questions il répondait avec la plus grande patience. Certaines allusions faites par le roi Lear aux douleurs de la paternité faisaient passer comme un nuage sur le front du président : il avait perdu un jeune enfant à la Maison-Blanche, et ne s’était jamais consolé de sa mort. Qu’on me pardonne de réveiller des souvenirs si personnels, qu’en d’autres circonstances je n’eusse jamais songé à livrer à d’autres qu’à quelques amis, car c’est là même, dans ce lieu où je le vis entouré des siens, que la mort vint frapper cet homme plein de mansuétude, plus doux qu’une femme, aussi simple qu’un enfant. C’est là qu’il reçut la flèche du Parthe de l’esclavage vaincu, et qu’il tomba pour ne plus se relever, noble victime de la plus noble des causes.

Même en mourant, M. Lincoln a encore servi l’Union, à laquelle