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avait au fond un peu d’indifférence, peut-être même une pointe de dédain, dans l’uniforme tranquillité de son langage.

Son grand amour, son grand respect étaient pour le peuple américain. Mandataire de la nation, il ne prétendait ni la guider ni lui résister, il voulait marcher avec elle. Il excellait à conduire les hommes politiques, qui naïvement croyaient parfois le conduire ; il ne visa jamais à mener le peuple. Il avait une foi entière, absolue dans la sagesse, le bon sens, le courage, le désintéressement de sa nation. Cette foi était restée aussi vierge à Washington que dans les déserts de l’Illinois ; son esprit n’était pas emprisonné dans cette étrange capitale, demi-ville, demi-village, où, comme les palais de marbre y a voisinent les masures, les hautes vues des hommes d’état sont étouffées et obscurcies par la bassesse des solliciteurs, les convoitises éhontées, les mensonges et les intrigues des ambitions vulgaires. Ses yeux allaient au-delà et se portaient sans cesse du Massachusetts au Missouri, de l’Illinois à la Pensylvanie. Il savait se débarrasser des importuns par des bons mots, il répondait aux prétentieuses exhortations par des anecdotes piquantes ou des paraboles. Sa nature élastique et ferme se raidissait contre les coups les plus imprévus de la fortune, et souvent il relevait le courage de ses amis par sa bonne humeur stoïque. Sous son langage bizarre, parfois trivial, perçait un bon sens profond. Ses mots allaient droit au peuple et se gravaient dans tous les esprits. Quel discours prononcé pendant la campagne présidentielle de 1864 vaut ce simple trait de M. Lincoln : « Ce n’est pas au milieu d’un gué qu’on change de chevaux ? »

La causticité de M. Lincoln n’était pas seulement l’enveloppe d’une grande sagesse : elle cachait aussi une âme un peu timide et douée d’une douceur presque féminine. Sa verve comique était, qu’on me passe le mot, une sorte de pudeur. La pureté de sa vie avait donné à ses sentimens une délicatesse touchante dans une nature aussi robuste, mais qui restait enveloppée dans une écorce rugueuse. « Venez voir, me dit un jour mon ami Charles Sumner, saint Louis sous le chêne de Vincennes. » Il m’apprit alors que le président une fois la semaine, quelque pressantes que fussent ses occupations, ouvrait son cabinet à tous ceux qui désiraient lui adresser une demande ou une réclamation. Nous partîmes pour la Maison-Blanche et pénétrâmes dans le cabinet de M. Lincoln, où nous prîmes place, sans être annoncés, avec une douzaine de personnes qui attendaient leur tour. Sur tous les murs étaient tendues d’immenses cartes géographiques représentant les diverses parties du théâtre de la guerre. Au-dessus de la cheminée pendait le portrait du président Jackson, figure sèche et dure, empreinte d’une