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temps de ses navigations sur le Mississipi qu’il commença à détester l’esclavage en observant le contraste entre les états où cette institution avait été conservée et les provinces qui ne l’avaient jamais connue. C’est au désert, parmi les bois, les fleurs sauvages, les champs nouvellement semés, qu’il prit le goût de l’indépendance, le dédain de toute étiquette, le respect du travail. Il ne commença qu’assez tard à étudier les lois ; son originalité était déjà épanouie, et sous les formules et les circonlocutions habiles du légiste il resta toujours quelque chose de franc, d’ingénu, et comme un parfum de terroir. De la loi à la politique, il n’y a, qu’un pas aux États-Unis : tout lawyer est doublé d’un politician.

La carrière politique de M. Lincoln ne fut pas très longue : du premier coup, il se trouva jeté en face d’un adversaire qui, pour tout autre, eût été trop redoutable. Pendant plusieurs années, M. Lincoln lutta dans l’Illinois contre l’influence alors prépondérante de ce Douglas qu’on nommait « le petit géant de l’ouest. » Doué d’une merveilleuse éloquence, sachant flatter et pousser jusqu’au délire les passions démocratiques des populations occidentales, si vives, si enthousiastes et si faciles à entraîner, Douglas fut étonné de trouver un compétiteur digne de lui dans cet homme un peu gauche, sans habileté oratoire, qui n’avait guère eu le temps de lire que la Bible, Shakspeare et quelques ouvrages de loi : la rhétorique savante de l’agitateur démocrate fut déroutée par cette logique acérée, par ce robuste bon sens, par cette parole familière, tantôt sérieuse, tantôt railleuse, toujours virile et honnête. On a trop souvent répété que, dans la convention du parti républicain qui se réunit à Chicago en 1860, M. Lincoln ne fut choisi comme candidat à la présidence que parce qu’il ne portait ombrage à personne, et que son obscurité même y fut considérée comme son titre principal. Il est vrai que pendant quelque temps l’on s’attendit à voir M. Seward choisi comme le candidat de son parti : la nomination de M. Lincoln fut une flatterie pour l’ouest, dont l’importance politique avait tant grandi, et qui devait faire pencher la balance du côté où il se porterait ; mais cette flatterie n’aurait pas eu de sens, si parmi les populations occidentales M. Lincoln n’avait joui d’un très grand crédit. Ce n’était donc pas un candidat de hasard, ses grands tournois oratoires avec Douglas l’avaient fait remarquer de tous : on reconnaissait en lui un debater redoutable, un jurisconsulte habile ; mais ses deux grands titres étaient son intégrité sans tache et sa constante opposition aux empiétemens de l’esclavage.

Il faut l’avouer pourtant, M. Lincoln, en arrivant au pouvoir, n’avait pas aux yeux de l’Union tout entière le prestige d’un Madison, d’un Jefferson, d’un Adams ; il le savait mieux que personne,