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diaboliques se faire un jeu cruel de troubler la paix des pauvres anachorètes et leur faire perdre dans un seul moment d’égarement le fruit de dures et longues victoires sur eux-mêmes. Parfois heureusement les suppôts de Satan se trouvaient pris dans leurs propres lacs, témoin la courtisane Zoé, dont tout l’Orient répétait l’histoire. Elle s’était glissée dans la cellule d’un solitaire appelé Martinien, et, sous prétexte de lui demander ses prières, elle le sollicitait au mal. Martinien allait succomber, quand tout à coup elle le vit allumer un grand feu et plonger ses jambes dans la flamme jusqu’aux genoux. « Que faites-vous là, mon père ? s’écria-t-elle avec surprise. — Je veux voir, répondit-il, comment je pourrai supporter les feux de l’enfer, moi qui les brave en ce moment. » Zoé s’enfuit épouvantée jusque dans un îlot de la côte de Syrie, où elle se retira, anachorète à son tour, y finit ses jours repentante et sainte. D’autres femmes, dans une intention meilleure et restée souvent mystérieuse, se mêlaient aux solitaires sous un vêtement d’homme, et usurpaient sur leurs domaines quelque demeure sauvage. On racontait à ce sujet une aventure touchante arrivée récemment au désert de Sceté. Deux moines étrangers en visitaient les cellules, lorsque, entrés dans une caverne, ils virent un frère assis qui tressait une natte avec des cordes de palmier. Ce frère, encore jeune, ne les salua pas, ne leur parla pas, ne les aperçut même pas ; son regard, comme sa pensée, semblait fixé sur un objet invisible, tandis que ses doigts travaillaient machinalement à son ouvrage. Les deux étrangers achevèrent leur tournée, et plusieurs jours après, repassant près de la même caverne, ils eurent la curiosité d’y rentrer. « Sachons, se dirent-ils, si Dieu n’aurait pas inspiré à ce frère quelque désir de nous parler. » Le frère était étendu mort sur son grabat, et en s’approchant pour l’ensevelir les étrangers reconnurent que c’était une femme. D’autres frères, accourus à leur voix, creusèrent une fosse où le corps fût déposé, et la terre recouvrit le secret de cette infortunée.

Cependant les chaleurs étaient devenues excessives : le solstice d’été approchait, et avec lui les inondations du Nil, qui allaient faire du Delta un lac immense et couper les chemins de la vallée. La caravane se remit en route pour Péluse, tandis que les passages restaient encore libres. Quant à Paula, ses forces épuisées ne lui permettant plus de retourner en Palestine par le désert, elle loua dans le port de Péluse un navire en partance pour Maïuma. La traversée fut heureuse et prompte : le navire les amena, dit Jérôme, « avec la vélocité d’un oiseau. » De Maïuma, ils prirent tous la direction de Bethléem ; mais ni Jérôme ni Paula ne devaient trouver dans ce lieu si désiré la paix qu’ils avaient rêvée.


AMEDEE THIERRY.