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II

Le commissaire s’appelait M. Gestral. C’était un homme de quarante ans, d’une figure bienveillante et très fine. Il n’était d’ailleurs, pour ainsi dire, que de passage à la police. Il avait occupé longtemps un poste au ministère de l’intérieur ; puis, ce poste ayant été supprimé, on lui avait offert, en attendant une autre position, les fonctions qu’il remplissait. Il les avait acceptées sans répugnance, et même avec curiosité. C’était un de ces esprits scrutateurs et sagaces qui se mettent volontiers à la recherche de l’inconnu. Le mystérieux avait pour M. Gestral tout l’attrait d’un problème ; mais il le poursuivait moins en mathématicien qu’en artiste et en rêveur. Seulement ce rêveur, qui s’attachait plus aux sentimens qu’aux faits, était un analyste de première force. Il prenait une passion à ses débuts, la suivait dans ses développemens progressifs et logiques, tenant compte de ses hésitations, de ses combats, de ses retours en arrière, faisait halte avec elle et parfois la devançait au but pour l’y surprendre et l’y saisir.

L’exercice de ses nouvelles fonctions fut tout d’abord pour M. Gestral une déception. Les coupables ordinaires ressemblent quelque peu aux animaux. Ils ont l’instinct bien plus que l’intelligence du mal, et vont naïvement où la sensation les pousse. Ils agissent en vertu de mobiles si simples et se livrent si complaisamment que M. Gestral, n’ayant aucune peine à les deviner et les jugeant indignes de lui, ne s’intéressait que très médiocrement à eux. Il n’en était pas de même par exemple de l’affaire d’Isidore, qui se présentait avec toutes les circonstances obscures qu’il pouvait désirer, moins à cause d’Isidore, que, dans sa conviction, le commissaire regardait comme innocent, que par suite des complications qui surgissaient. En effet, Isidore hors de cause, quel était le meurtrier ? M. Gestral ne dormit pas et envisagea la question sous toutes ses faces. Isidore ne se sachant pas d’ennemi et aucun vol n’ayant eu lieu, bien qu’une somme assez importante se trouvât précisément près du poignard sur la commode, le meurtre avait été commis dans une pensée de vengeance contre Mme Renouf. Or il n’est à se venger ainsi d’une jeune femme qu’un amant évincé ou cruellement dédaigné. Les appréhensions qu’avait eues Albertine de ce voyage à Paris, les frissons de terreur qui l’avaient deux ou trois fois agitée au bras de son mari indiquaient suffisamment qu’elle s’était sentie menacée. Toutefois le crime, inspiré par la jalousie ou le ressentiment, à moins d’une perversité très précoce, et par cela même très rare, ne semblait pas d’un jeune homme. Un amant de vingt ans, emporté par la passion, peut tuer sa maî-