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pénétrante odeur de sang, qui lui apparut. Isidore n’eut point de second accès d’une terreur insensée : il posa le bougeoir sur la table de nuit et contempla le corps inanimé ; puis il jeta les yeux autour de lui pour se convaincre par la vue d’autres objets réels de la réalité de celui-là. Il reconnut ainsi, affaissée sur le sol et gardant encore des plis vivans, la robe qu’Albertine avait portée la veille. Alors il fondit en larmes. Il n’eut plus qu’une seule pensée, c’est que cette femme qu’il avait aimée, qu’il adorait, était morte. Il l’appela de tous les noms qu’il lui prodiguait, amollit de ses caresses les mains raidies d’Albertine et les garda dans les siennes. Le froid seul de ces mains le gagna. Il colla ses lèvres aux lèvres de la morte, chercha la vie dans son regard et ne rencontra qu’un œil vitreux, implacablement ouvert. Il ferma les paupières d’une main frissonnante ; mais le cadavre, rebelle à l’étreinte passionnée dont il l’enveloppait, s’offrit à lui sous un aspect accusateur et terrible. Si Albertine était morte, qui donc en effet l’avait pu tuer ? Personne, sinon lui.

Il se rappelait en traits de feu sa dernière conversation avec elle, cette perversion d’idées dont il s’était senti envahi, la fascination constante de ce poignard dont il n’avait pu détacher ses yeux, la possibilité qu’il avait entrevue avec une sorte de tentation maladive de tirer pendant son sommeil l’arme du fourreau et d’en frapper sa femme. Cela, il l’avait fait. Tout le lui disait, jusqu’à ce poignard planté droit dans la blessure, comme d’avance il s’était imaginé le voir, jusqu’au fourreau laissé sur la commode et dont l’ouverture était tournée de son côté. Il était bien l’assassin qui, sûr de son chemin, avait marché au meuble et du meuble s’était dirigé vers le lit. La pente des idées noires qui lui étaient venues dans la liberté du sommeil, sans contrôle intelligent qui leur fît obstacle, l’avait fatalement entraîné au crime… Mais non, c’était impossible. Quels que soient le vertige du rêve, la toute-puissante obsession de l’idée fixe, il doit y avoir en nous, au moment de commettre un pareil meurtre, à défaut de l’intervention de l’âme, à laquelle le corps n’appartient plus, une révolte de la chair. On ne tue pas ainsi ceux qu’on aime. Il y a des sympathies physiques qu’il n’est pas donné de vaincre ; il est surtout avec la femme que l’on chérit et qu’on possède des affinités matérielles qui, précisément parce qu’elles sont telles, ne pourront jamais se résoudre en une œuvre de violence et de sang. Ce religieux qui frappait sa victime imaginaire avec un acharnement sauvage n’aimait pas son supérieur ; la haine avait conduit son bras, tandis qu’Isidore adorait sa femme. D’ailleurs ce religieux avait agi dans un rêve dont les moindres détails lui étaient restés présens, et Isidore n’avait point rêvé. Ce n’était donc pas lui qui avait tué Albertine. Sa raison, son amour,