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d’un guide instinctivement reconnu et appelé. Il avait contre lui une armée impatiente de pousser jusqu’au bout sa conquête, un homme fatalement doué du génie des répressions violentes, l’impuissant désespoir d’une population à la fois irritée et abattue, la froideur des amis extérieurs, qui craignaient de se faire des querelles avec Philippe II. Il n’hésita pas, et c’est probablement cette résolution, prise dans le secret d’une âme sérieuse et énergique, qui est la mère de la république des Provinces-Unies. Sans Guillaume, les provinces des Pays-Bas se seraient sans doute agitées dans des convulsions sanglantes pour finir par retomber exténuées et pacifiées ; par lui, elles avaient un chef qui devenait le lien de leurs mouvemens intérieurs, qui était aussi pour elles au dehors une sorte de plénipotentiaire passant sa vie à négocier en France, en Angleterre, en Allemagne, obstiné à rassembler les élémens d’une résistance efficace.

Le jour où, après avoir réuni une armée, il se mit pour la première fois en campagne, il écrivit à sa seconde femme, Anne de Saxe, d’un accent où se laisse voir le tour religieux qu’avait déjà pris son esprit, où perce la fermeté de l’homme qui sent la gravité de l’entreprise où il se jette, qui en mesure la durée et les peines. « Je pars demain, disait-il, et je ne puis, sur mon honneur, vous dire avec quelque certitude quand je reviendrai ou quand je vous verrai. J’ai résolu de me remettre entre les mains de Dieu et de me laisser guider par son bon plaisir. Je vois bien que je suis destiné à passer ma vie dans le travail et la souffrance ; mais je me soumets, puisque c’est la volonté du Tout-Puissant… Je lui demande seulement la force de tout supporter avec patience… » Une chose curieuse et caractéristique cependant, c’est que même à ce moment où il conduisait une armée ramassée en Allemagne et autour de laquelle il espérait rallier les provinces, Guillaume d’Orange mettait tous ses soins à garder l’apparence de la légalité. Le manifeste par lequel il s’était fait précéder, en sauvegardant les droits du roi, attestait seulement la volonté de combattre un gouverneur infidèle, de délivrer les provinces de la « violente tyrannie » qui s’était abattue sur elles. Lorsqu’il entrait dans le Brabant bannières déployées, allant droit au duc d’Albe, quelques-uns de ses drapeaux avaient pour emblème le pélican qui nourrit ses petits de son sang ; d’autres portaient l’inscription : pro lege, pro rege, pro grege ! Le soldat de la cause nationale ne se présentait pas en rebelle ; il ne voulait pas détruire, il voulait maintenir. Ce qu’il tentait, c’était une révolution défensive, se servant par une curieuse fiction du nom du roi pour faire la guerre au roi et à l’oppression espagnole. C’était en réalité une révolution très complexe, poli-