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qu’il a déjà frappé. Pour le duc d’Albe d’ailleurs, la question n’est nullement de distinguer, de savoir quels sont les coupables. Le coupable, c’est le pays tout entier, depuis le chevalier de la Toison-d’Or, la veille encore stadthouder d’une province et membre du conseil privé, jusqu’au plus humble tisserand de Bruges, depuis Guillaume d’Orange jusqu’au plus pauvre paysan des Frises, depuis le comte d’Egmont jusqu’au plus obscur des mariniers de l’Escaut. Le crime, ce n’est pas même un acte prouvé de révolte, c’est l’esprit, c’est la revendication légale d’un droit civil ou religieux, et la plus étrange, la plus effroyable expression de cette politique est assurément cette sentence de l’inquisition d’Espagne, sentence unique dans les annales humaines, qui coïncidait avec la mission du duc d’Albe, et condamnait à mort la nation tout entière, hommes, femmes, enfans, nobles, bourgeois et peuple, de telle sorte que ceux qui resteraient seraient des vivans de tolérance ; la vie était une grâce, une amnistie, et les amnistiés qui se réfugiaient dans l’obéissance muette, ou mieux encore dans une complicité effarée avec le nouveau régime, ceux-là mêmes n’étaient pas toujours sûrs d’être jusqu’au bout à l’abri de la terrible sentence. Ils étaient tous condamnés en masse, quelques-uns personnellement et distinctement. Le duc d’Albe n’avait qu’à ouvrir son portefeuille pour y trouver des blancs-seings de mort qu’il apportait tout prêts de Madrid. Les principales victimes étaient désignées d’avance. Guillaume d’Orange était en Allemagne et hors d’atteinte ; Montigny et Berghen étaient en Espagne, et ceux-là étaient en sûreté sous la main de Philippe. D’Egmont et Horn restaient à portée, ils n’avaient pas voulu quitter les Flandres ; le duc d’Albe les flatta un moment pour détourner tout soupçon ; il les endormit, les attira et les prit au piège, présidant lui-même au guet-apens. Il prit le secrétaire du comte d’Egmont, Bakkerzeel, et le bourgmestre d’Anvers, Antoine van Straalen, dans le même coup de filet. Le 23 août, il était arrivé à Bruxelles ; le 5 septembre, il annonçait sa capture au roi d’un ton de triomphe, en s’accusant pourtant un peu du retard. C’était le commencement de la grande et terrible liquidation des troubles des Pays-Bas, et, chose curieuse, par une de ces évolutions comme il s’en rencontre quelquefois, la duchesse de Parme, qui était encore à Bruxelles, qui se sentait humiliée et le laissait voir, redevint un moment presque populaire en face des Espagnols et de leur implacable chef ; mais il n’était plus temps, et le duc d’Albe, ce vrai pacificateur de nations, mettait la main à une œuvre qui allait durer cinq ans.

Il y a dans l’administration du duc d’Albe deux ordres de faits, la guerre et la politique. La guerre n’est pas ce qui l’occupa le plus