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grand ; l’âge musical qui a fait une telle messe est séparé du nôtre par un abîme. Cette musique est infiniment résignée et touchante, bien plus triste qu’aucune œuvre moderne ; elle sort d’une âme féminine et religieuse ; on aurait pu l’écrire dans quelque couvent perdu au fond d’une solitude, après de longues rêveries indistinctes, parmi les frôlemens et les sanglots du vent qui pleure en chantant autour des roches. — Il faut à tout prix entendre le Miserere de demain. Celui-ci est de Palestrina, l’autre d’Allegri. Quelle couche de sentimens inconnus et profonds ! Voilà donc la musique de la restauration catholique, telle que l’esprit nouveau la trouva en refaisant le moyen âge !

Jeudi.

J’ai parcouru hier soir et ce matin les deux volumes de Baïni sur Palestrina[1]. C’était un homme pieux, ami de saint Philippe de Néri, fils de pauvres gens, pauvre toute sa vie, vivant d’une pension de six, puis de neuf écus par mois, manquant d’argent pour imprimer ses œuvres, malheureux et tendre, ayant perdu trois fils qui donnaient les plus belles espérances, écrivant ses lamentations au milieu de chagrins cuisans et prolongés. À ce moment, sous lui et sous Goudimel, son maître, la musique, un demi-siècle après les autres arts, sort du bourbier du moyen âge. Le chant sacré s’était encroûté de rouille scolastique, hérissé de difficultés, de complications, d’extravagances, les notes étant vertes quand on parlait de prairies et d’herbes, rouges quand il s’agissait de sang et de sacrifice, noires quand le texte nommait le sépulcre et la mort, chaque partie chantant des paroles différentes et parfois des chansons mondaines. Le compositeur prenait un air gai ou graveleux, l’Homme armé ou l’Ami Baudichon, madame, et là-dessus, avec force recherches et bizarreries de contre-point, il brodait une messe. Pédantisme et licence, le régime mécanique du moyen âge avait abaissé et brouillé l’esprit en musique comme en littérature, et produisait au XVe siècle des poètes aussi plats et aussi affectés que les musiciens[2]. Le sentiment religieux reparut, protestant avec Luther, catholique avec le concile de Trente. Aux protestans, Goudimel, un martyr de la Saint-Barthélemy, donna la musique des psaumes héroïques qu’ils chantaient sur les bûchers et dans les batailles. Aux catholiques, Palestrina, invité par le pape, donna les vagues et vastes harmonies de ses désolations mystiques et les supplications d’un peuple entier, enfantin et triste, agenouillé sous la main de Dieu. Ces Miserere sont en dehors et peut-être au-delà de toute musique

  1. Né en 1524, mort en 1594.
  2. Voyez Lydgate, Occlève, Hawes, en Angleterre, Brandt en Allemagne, Charles d’Orléans, les poésies de Froissard en France.