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mais nous indique une boutique de saucissons. Cette auberge est tout à fait sauvage : c’est une sorte d’écurie soutenue par une haute arcade. Les mulets, les ânes entrent et sortent, longeant les tables, et leurs pieds sonnent sur le pavé. Les toiles d’araignée pendent aux poutres noircies, et la lumière du dehors entre par une grande ondée où nagent les poussières de l’ombre en tourbillons. Point de cheminée, l’hôtesse fait la cuisine sur un âtre dont la fumée se répand à travers la salle ; du reste la porte de devant et celle de derrière sont ouvertes et font un courant d’air. Je suppose que don Quichotte, il y a trois cents ans, trouvait dans les plaines brûlées de la Manche des auberges pareilles. Pour chaises, des bancs de bois ; pour mets, des œufs et encore des œufs. — Les petits mendians nous poursuivent jusqu’à table avec une importunité incroyable. On ne peut pas décrire leurs guenilles et leur saleté. L’un d’eux porte un pantalon tellement déchiré qu’on voit la moitié des deux cuisses ; les loques pendillent alentour. Une vieille femme a sur la tête, en guise de capuchon, un torchon de cuisine, je ne sais quel débris de paillasson où un régiment semble s’être décrotté les pieds. — Les rues latérales sont des cloaques biscornus, où les pierres pointues alternent avec les ordures. La ville a pourtant de grandes constructions qui semblent anciennes ; mes amis disent que dans les montagnes on trouve encore des villages bâtis au XVe siècle, si bien bâtis que trois cents ans de décadence n’ont pas suffi à gâter ni user l’œuvre de la prospérité primitive.

Nous sommes allés au lac Nemi, qui est une coupe d’eau au fond d’une vasque de montagnes. Il n’a rien de grand, non plus que le Tibre ; son nom fait sa gloire. Les montagnes qui l’entourent ont perdu leurs forêts ; seuls, sur la grève, de monstrueux platanes accrochés au roc par leurs racines s’étalent à demi couchés sur l’eau ; les troncs informes, bosselés, trapus, poussent en avant leurs grandes branches blanchâtres, et leurs rameaux plongent dans les petits flots gris. Tout à côté bruit une armée de joncs ; les pervenches et les anémones foisonnent jusque dans la mousse des racines, et les pentes lointaines apparaissent à travers le labyrinthe des rameaux, demi-bleuies par la distance. Un nom, l’ancien nom du lac, arrive aux lèvres, speculum Dianœ, et tout de suite on le revoit tel qu’il était dans les siècles de vie militante et de rites meurtriers, ceint de vastes et noires forêts, désert, quand ses silences n’étaient troublés que par le bramement des cerfs ou le pas des biches qui venaient boire ; le chasseur, le montagnard qui apercevait du haut d’un roc son immobile clarté glauque sentait sa chair se hérisser comme s’il eût vu les yeux clairs de la déesse ; au fond de cette gorge, sous les pins éternels et la retraite inviolée des chênes séculaires,