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du sud. Ses amis et lui parvenaient pour la première fois à la direction des affaires. Le pouvoir avait été depuis longtemps le monopole de la coalition sudiste et démocrate dont ils venaient de triompher, et il semblait qu’il n’y eût d’hommes d’état reconnus en Amérique que ceux qui avaient été les chefs de cette coalition. Ses propres principes n’étaient pas assez nettement fixés pour édifier pleinement l’opinion sur sa politique future. Il semblait qu’il dût porter dans le gouvernement cette sorte d’hésitation et de gaucherie qu’il avait dans sa personne. C’était même à cause de ce qu’il y avait en lui d’un peu confus et d’effacé qu’on l’avait préféré aux candidats mieux connus du parti républicain, au brillant et aventureux général Fremont, à l’éloquent et habile M. Seward. En un mot, M. Lincoln n’était point de ces hommes qui ajoutent au pouvoir dont ils sont investis une force et un éclat acquis d’avance et qui leur soient personnels ; il était de ceux au contraire qui empruntent leur grandeur et leur prestige à la tâche dont ils sont chargés, aux devoirs qu’elle leur impose, à la façon dont ils remplissent ces devoirs. Il n’était pas, grâce à Dieu, de cette famille des grands hommes de l’ancien monde de qui il a été dit : « Il est heureux que le ciel en ait épargné le nombre au genre humain. Pour qu’un homme soit au-dessus de l’humanité, il en coûte trop cher à tous les autres. » Mais aux premières paroles, aux premiers actes de M. Lincoln, on put aisément pressentir qu’il serait porté par sa mission et ne serait point au-dessous de sa situation. M. Lincoln parut prendre pour règle de conduite dès le principe une loi dont l’observation glorifie les simples et grandit les humbles : il chercha la direction que lui indiquait le devoir simple, le devoir prochain, le devoir étroit, celui qui se révèle et s’impose immédiatement, et que l’on ne crée point pour ainsi dire par un effort et un caprice d’induction philosophique. M. Lincoln prit le gouvernement, décidé, selon une expression commune dont sa vie et sa mort font comprendre toute la beauté, à être l’esclave du devoir. On se souvient des circonstances au milieu desquelles il arriva en 1861 à Washington pour prendre la présidence. Il venait d’échapper à des tentatives d’assassinat ; la cause de l’intégrité des États-Unis n’avait alors que les plus débiles défenseurs, et le commandant en chef de ce temps-là, le vieux général Scott, crut avoir remporté un beau triomphe en maintenant dans la capitale assez d’ordre pour rendre possible la cérémonie de l’inauguration du nouveau président. M. Lincoln montra tout de suite qu’à ses yeux le devoir simple, direct et prochain était le maintien de l’Union et de l’intégrité de sa patrie. Il serra la ligne tracée par ce devoir d’aussi près que possible. Il fallait enlever tout prétexte à ceux qui préparaient et proclamaient la séparation des états du sud ; le prétexte allégué par les partisans de la séparation était le dessein qu’ils attribuaient au parti républicain arrivé au pouvoir d’imposer violemment aux états du sud l’abolition de l’esclavage. M. Lincoln, la suite l’a fait voir, éprouvait assurément la répugnance de tout esprit éclairé