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Que tu rougis comme l’aurore,
Et gare aux baisers drus pillant les cheveux blonds
Comme un essaim d’oiseaux qui, dans les blés profonds,
S’abat, turbulent et sonore !

Oh ! tu me laisseras te prendre dans mes bras
Et te donner cent noms ! Oh ! tu me laisseras
Contempler cent fois ton visage,
Dire je ne sais quoi venant je ne sais d’où,
Te prouver follement que j’aime comme un fou,
Comme un fou, c’est-à-dire un sage.

Et puis je t’apprendrai, si tu le veux, ce soir,
Bien des choses, enfant, que tu ne peux savoir ;
Mon passé sera notre livre ;
Nous y regarderons ce que l’on fait là-bas,
Bien loin, dans ces pays où les gens n’aiment pas,
Et comme on vit avant de vivre.

Vois-tu, l’âme en naissant est un jardin bien beau,
Mais d’abord les devoirs y tracent au cordeau
De larges routes dans la mousse ;
Plus tard les passions, les haines, les douleurs
Saccagent les massifs et piétinent les fleurs…
Ne crains rien, va, cela repousse…

Et par bonheur, sans quoi ce serait trop amer,
Les cœurs vont à l’amour comme l’onde à la mer,
Mais le cours n’en est pas le même :
L’un suit nonchalamment ses méandres fleuris,
L’autre, comme un torrent qui brise… Tu souris,
Tu ne me comprends pas, — je t’aime !

Que nous fait tout cela ? Pourquoi nous souvenir ?
À quoi bon le passé quand on a l’avenir ?
Le midi n’a pas d’ombre noire ;
On se souvient alors que le front à pâli.
Oublions, oublions ! Les jeunes ont l’oubli,
Comme les vieux ont la mémoire.

Si tu le veux, ce soir restons sans nous parler,
Laissons le feu languir et nos rêves aller,
Radieux, écoutant de l’heure
La voix d’argent compter les pas silencieux,
Et ta main dans ma main et tes yeux dans mes yeux…
Et tant pis pour moi si je pleure !