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dre de raconter son temps. Il réussira, si l’art de bien dire ne lui fait pas défaut. Voyez combien peu de plaintes sérieuses a excitées l’œuvre immense de M. Thiers, retraçant un drame de vingt années où les événemens se comptent par centaines et les personnages par milliers. Et un écrivain qui ne peut être soupçonné de manquer d’énergie dans ses convictions ni de franchise dans ses allures, M. Duvergier de Hauranne, a déjà publié, dans l’intérêt d’une doctrine politique bien déterminée, six volumes des annales du gouvernement parlementaire en France en forçant ses plus défians adversaires, sinon à souscrire à tous ses jugemens, du moins à en admirer la sagacité et à en confesser la modération.

Avec ceux qui savent ainsi éviter les écueils du genre, l’histoire contemporaine reprend tous les avantages qui, selon moi, la mettent bien au-dessus de l’œuvre laborieuse et incertaine du chercheur attardé qui vient, après des siècles, reconstruire avec des décombres le monument du passé. L’histoire faite à distance est un voyage de nuit au milieu des ruines. La restitution de ce qui n’est plus est nécessairement un système, et l’on a eu raison de comparer à l’esprit de prophétie la divination critique qu’il faudrait pour prêter à cette recomposition plus ou moins arbitraire d’un ensemble brisé en pièces l’aspect ou seulement la vraisemblance de la réalité. Lorsqu’on songe à la difficulté de montrer sous ses vraies couleurs et dans ses justes proportions un fait dont on a été témoin à des gens qui ne l’ont pas vu, on peut aisément se figurer quelle doit être la fausseté involontaire des récits faits après coup par des écrivains forcés de tout reconstruire par l’imagination à défaut de la mémoire. La peinture appliquée aux sujets historiques nous donne l’idée de ce que la vérité peut devenir dans les mains de l’art. Elle transforme les sujets antiques, et nous donne des symboles pour des portraits. Comparez les Sabines du musée du Capitule, celles de Poussin, celles de David, ou bien les divers Alexandre de Paul Véronèse, du Sodoma et de Lebrun : que de différences entre ces figures de fantaisie ! Eh bien ! à la distance des siècles, les écrivains pourraient bien n’être ni plus exacts ni plus d’accord que les artistes ; la plume n’est guère plus fidèle que le pinceau. Que deviendrait donc la réalité des faits, s’il ne subsistait pas de témoignages rendus en présence des événemens ? Que deviendrait l’histoire, si l’histoire contemporaine était proscrite ? Ajoutons que ce serait condamner en même temps les plus grands monumens du genre. Les noms de Thucydide, de Xénophon, de Polybe, de Salluste, de César et de Tacite nous enseignent que les dépositions des témoins directs peuvent à l’autorité de la vérité réunir le prestige de l’art et l’attrait de l’éloquence.