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tête, et enfin de lourdes masses de fer dont ils ne tiraient aucun parti. L’une de ces îles conservait encore, coïncidence frappante, le nom d’« île des hommes blancs, » Kodlunarn, dans le langage des Esquimaux. En examinant le terrain avec plus de soin, M. Hall put reconnaître des signes plus évidens du passage d’une colonie européenne. Une longue tranchée avait été creusée dans le roc, et ne pouvait être l’œuvre que d’ouvriers civilisés, car les natifs ne possèdent aucun outil propre à ce genre de travail. Des pierres taillées et rangées avec symétrie semblaient être les restes d’anciennes, habitations, et étaient recouvertes d’une mousse épaisse comme des monumens d’un âge très ancien. Au reste, en fouillant le terrain quelques mois plus tard, il fut possible de mettre au jour des débris de poterie, de cordages, de verre, des fragmens de bois, des restes d’outils en fer rongés par la rouille, des pierres soudées par un ciment comme les ruines d’une maison. Ces objets ne pouvaient avoir appartenu à l’un de ces navires baleiniers qui depuis un siècle au plus fréquentent les baies des environs ; les traditions des Esquimaux leur assignaient une ancienneté plus grande. Il n’était guère permis de douter que ce ne fussent là les restes de la colonie de 1578, dont les habitans succombèrent sans que leur sort ait été connu en Angleterre, soit qu’ils fussent tous tués par la rigueur du climat ou que quelques-uns d’entre eux, suivant les souvenirs des natifs, aient péri en voulant s’embarquer pour retourner dans leur pays sur un petit navire qu’ils avaient construit.

La colonie fondée par Frobisher dans les régions boréales tient si peu de place dans l’histoire des expéditions aventureuses du XVIe siècle qu’il y avait peu d’intérêt sans doute à savoir ce qu’elle était devenue. Aussi la découverte de ces vestiges d’un ancien établissement européen au milieu des terres polaires n’a excité la curiosité qu’en ce qu’elle indiquait à quel point les Esquimaux peuvent conserver par tradition des souvenirs exacts sur le passage d’hommes blancs dans leur pays. N’est-il pas permis dès lors d’espérer qu’en fouillant les terres arctiques on retrouvera les traces de sir John Franklin et de ses infortunés compagnons, dont le sort a suscité tant de sympathiques recherches en ces vingt dernières années ? Les Européens peuvent subsister, on l’a vu, au milieu des neiges et des glaces, s’ils se résignent à vivre comme les indigènes de ces contrées : qu’y aurait-il donc d’étonnant à ce que plusieurs d’entre eux fussent rencontrés par un explorateur qui séjournerait quelque temps dans la région où l’on a déjà trouvé des indices de leur passage ? Découvrir ces hommes abandonnés depuis vingt ans au milieu d’un pays désolé et recueillir au moins les souvenirs de leurs dernières pérégrinations est une œuvre difficile, mais non pas