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qu’elle avait montrée tout le long de la route ne l’abandonna point d’abord sur le navire ; mais lorsque le vent commença à gonfler les voiles et que, les rameurs frappant la mer avec effort, le vaisseau s’ébranla pour gagner le large, Paula se sentit défaillir. Elle ne put soutenir ni la vue du petit Toxotius, qui lui tendait les bras du rivage, ni celle de Rufina, qui, silencieuse et immobile, semblait lui adresser ce reproche à travers les flots : « O ma mère, que n’attends-tu que je sois mariée ! » La douleur qu’elle éprouva fut insupportable. « Son cœur se tordait, dit l’historien de cette scène, et semblait vouloir s’élancer hors d’elle, tant ses battemens étaient violens. » Elle détourna les yeux pour ne pas mourir. Eustochium, placée à son côté, la raffermissait du regard et de la voix : c’était le jeune arbre qui servait de support à cette fragile plante.

Eustochium emmenait à sa suite une petite troupe de jeunes filles, recrutées à Rome dans toutes les conditions et vouées comme elle à la virginité. Elle les destinait à former le noyau d’un monastère de femmes qu’elle et sa mère voulaient fonder en Palestine. Leur vue ne parvint point à distraire Paula, qui ne sortit de sa torpeur qu’en entendant, en face des côtes de Campanie, signaler l’archipel des îles Pontia. La principale de ces îles était célèbre dans l’histoire de l’église. C’est là qu’au Ier siècle de notre ère une parente de l’empereur Domitien, Flavia Domitilla, avait été reléguée sous l’accusation de christianisme. De la mer on pouvait voir se dessiner, au milieu d’une campagne fraîche et ombragée, les cellules creusées dans le roc où la chrétienne avait passé de longues années d’exil, avant que la mort vînt couronner son martyre. Ce spectacle ranima, comme un puissant cordial, la fille des Scipions, reléguée volontaire aux bornes du monde romain. Les temps avaient bien changé depuis Flavia Domitilla. La religion persécutée siégeait maintenant sur le trône ; césar et ses préfets ne déportaient plus les chrétiens dans des îles désertes, c’étaient eux qui, sur l’inspiration de leur foi, s’arrachaient à leur famille, à leurs richesses, à leur patrie, à eux-mêmes, pour aller mener bien loin une vie incertaine ou misérable. Cependant le vent ne soufflait que faiblement, et le navire dut prendre terre dans le port de la petite ville de Scylla, au-dessous du rocher de ce nom et a l’entrée du détroit de Sicile.

C’est là que le navire de Jérôme avait relâché quelques mois auparavant, et que les voyageurs prenaient habituellement terre quand ils devaient faire voile ou vers l’Égypte ou vers la Syrie. Le fameux rocher de Scylla, jadis si redouté des navigateurs, n’était plus pour eux maintenant qu’un vain épouvantail, ou plutôt un objet de risée ; mais les habitans de la ville savaient mettre à contribution