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de Rome, c’est là qu’ils venaient tous les jours chercher le plaisir de voir et d’être vus ; mais quand ils voulaient s’entretenir d’une façon plus intime, il leur fallait bien former des réunions plus discrètes. Ils se rassemblaient alors dans des cercles ou des festins, in conviviis et in circuits. Ces deux mots se retrouvent presque toujours joints ensemble dans les écrivains de cette époque, et ils désignent pour eux ce que nous appelons aujourd’hui le monde. Nous pouvons prendre quelque idée de ces repas où l’on venait causer librement des affaires politiques et rire des scandales privés par ce qu’en dit Cicéron dans sa correspondance. Il s’y plaisait beaucoup et il devait beaucoup y plaire. C’était un grand bonheur pour lui de n’être pas obligé de se contraindre, et il n’avait jamais plus d’esprit que lorsqu’il pouvait dire sans se gêner tout ce qui lui traversait la tête. Aussi, quand son ami, le riche Papirius Pœtus, qui, à ce qu’il semble, traitait les gens du monde, attristé par les malheurs de la république, ne reçut plus personne à dîner chez lui et refusa d’aller dîner chez les autres, Cicéron lui écrivait en riant que sa retraite était une calamité publique, et le sommait de reprendre ses anciennes habitudes au premier souffle du printemps. « Sérieusement, mon cher Pœtus, ajoutait-il, il vous faut vivre avec d’honnêtes gens, d’un commerce agréable, et qui vous aiment. Soyez sûr qu’il n’y a rien de plus propre à rendre la vie douce et heureuse. Et ce n’est pas la volupté que j’envisage ici, mais l’agrément de la société et le délassement de l’esprit, qui n’est jamais plus à l’aise que dans les conversations familières telles que la table les fait naître. Aussi le mot de convivia, dont nous nous servons, me semble-t-il bien plus heureusement trouvé que les mots grecs qui désignent la même chose, car c’est là proprement qu’on vit ensemble. » Ce qui manquait à ces repas de gens d’esprit pour qu’on pût les comparer tout à fait à nos réunions du monde, c’était la présence des femmes. Elles n’y étaient guère admises, j’entends les femmes honnêtes ; les autres seules se permettaient d’y assister, au grand scandale des Romains sévères. Cicéron raille beaucoup Clodia de ces festins qu’elle donnait à la jeunesse de Rome dans ses jardins des bords du Tibre, et ce n’est pas sans quelque honte qu’il nous raconte qu’il a dîné lui-même chez Volumnius à côté de la comédienne Cythéris. Or il est bon que les femmes honnêtes assistent à ces sortes de réunions, non-seulement parce qu’elles y apportent beaucoup d’esprit, mais aussi parce qu’elles empêchent beaucoup d’excès. La gaîté bruyante des convives, quand elle n’est pas tempérée par leur présence, court le risque d’aller trop loin, et les exemples ne nous manqueraient pas pour montrer que chez les Romains elle dégénérait trop souvent en honteuse débauche.

Aussi ai-je plus de goût pour leurs cercles que pour leurs festins.