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nous l’opinion la plus mauvaise et la plus fausse. Il n’y a de gens parfaits que dans les romans. Le bien et le mal sont tellement mêlés ensemble dans notre nature qu’on les rencontre rarement l’un sans l’autre. Les caractères les plus fermes ont leurs défaillances ; il entre dans les plus belles actions des motifs qui ne sont pas toujours très honorables ; nos meilleures affections ne sont point entièrement exemptes d’égoïsme ; des doutes, des soupçons injurieux troublent parfois les amitiés les plus solides ; il peut se faire qu’à certains momens des convoitises, des jalousies, dont on rougit le lendemain, traversent rapidement l’âme des plus honnêtes gens. Les prudens et les habiles renferment soigneusement en eux tous ces sentimens qui ne méritent pas de voir le jour ; ceux comme Cicéron qu’emporte la vivacité de leurs impressions parlent, et ils ont grand tort. La parole ou la plume donne plus de force et de consistance à ces pensées fugitives. Ce n’étaient que des éclairs ; on les précise, on les accuse en les écrivant ; elles prennent une netteté, un relief, une importance qu’elles n’avaient pas dans la réalité. Ces faiblesses d’un instant, ces soupçons ridicules qui naissent d’une blessure d’amour-propre, ces courtes violences qui se calment dès qu’on réfléchit, ces injustices qu’arrache le dépit, ces bouffées d’ambition que la raison s’empresse de désavouer, une fois qu’on les a confiées à un ami, ne périssent plus. Un jour, un commentateur curieux étudiera ces confidences trop sincères, et il s’en servira pour tracer de l’imprudent qui les a faites un portrait à effrayer la postérité. Il prouvera, par des citations exactes et irréfutables, qu’il était mauvais citoyen et méchant ami, qu’il n’aimait ni son pays, ni sa famille, qu’il était jaloux des honnêtes gens, et qu’il a trahi tous les partis. Il n’en est rien cependant, et un esprit sage ne se laisse pas abuser par l’artifice de ces citations perfides. Il sait bien qu’on ne doit pas prendre à la lettre ces gens emportés ni croire trop à ce qu’ils disent. Il faut les défendre contre eux-mêmes, refuser de les écouter quand la passion les égare, et distinguer surtout leurs sentimens véritables et persistans de toutes ces exagérations qui ne durent pas. Voilà pourquoi tout le monde n’est pas propre à bien comprendre les lettres ; tout le monde ne sait pas les lire comme il faut. Je me défie de ces savans qui, sans aucune habitude des hommes, sans aucune expérience de la vie, prétendent juger Cicéron d’après sa correspondance. Le plus souvent ils le jugent mal. Ils cherchent l’expression de sa pensée dans ces politesses banales que la société exige, et qui n’engagent pas plus ceux qui les font qu’elles ne trompent ceux qui les reçoivent. Ils traitent de lâches compromis ces concessions qu’il faut bien se faire, si on veut vivre ensemble. Ils voient des contradictions manifestes dans ces couleurs différentes qu’on donne à son opinion suivant les personnes aux-