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ont répondu qu’elles consentaient à accorder aux filles, dans la succession de leurs parens, le quart des droits qui appartiennent aux fils. La voie est ouverte, et le succès promis à la partie de l’œuvre qui semblait la plus difficile : le principe jadis inattaquable de la propriété exclusivement dévolue aux mâles succombe » et ce sont les djemâs qui elles-mêmes y auront porté atteinte.

Dans ce rôle habilement ménagé aux djemâs se trouve le secret de toutes les réformes à venir que la France jugera bonnes » et dont elle laissera au peuple kabyle lui-même la responsabilité. Ainsi devra se modifier bientôt le droit excessif de chefâ[1], nuisible aux translations de propriété, et se combler telle lacune sérieuse, comme le défaut des actes de l’état civil[2] ; ainsi se complétera en un mot par nos lois françaises la coutume kabyle, Ce n’est pas que nous souhaitions de voir le code civil se substituer en son entier à la coutume ; on n’abuse que trop, à notre gré, de cette prétention d’appliquer le code civil à tout peuple, sans se demander si ce peuple est mûr pour le recevoir, La coutume kabyle a pour elle l’antiquité de son origine, elle offre un ensemble de lois respectable, et s’il nous paraît urgent de la compléter par nos propres lois, c’est afin d’empêcher surtout le droit musulman de s’y introduire, comme il le fait déjà chez certaines tribus de l’Oued-Sahel.

L’autorité judiciaire de la djemâ nous paraît à son tour destinée à subir un remaniement dans l’intérêt de la justice aussi bien que pour dégager l’autorité militaire de toute responsabilité étrangère à son commandement. Jadis, on s’en souvient, la djemâ ne jugeait pas les procès civils, et ne faisait que consacrer les jugemens des ulémas ou arbitres choisis par les parties. Depuis la conquête, la djemâ se réunit au complet pour entendre les causes et en décider. Lorsque, dans un procès entre citoyens de villages différens, le demandeur récuse la djemâ du défendeur pour des motifs de haine avérés entre sa propre djemâ et celle de la partie contraire, ou si, dans un jugement, il y a soit partage des voix de la djemâ, soit violation de la coutume, il faut bien que les parties intéressées exercent leur recours devant un tribunal autre que la djemâ qui est en cause. C’est devant le commandant supérieur du cercle qu’aujourd’hui ce recours a lieu. L’autorité militaire ne juge pas elle-même, mais prononcé le renvoi de l’affaire soit devant une djemâ tierce, soit devant un medjelès d’arbitres choisis parmi les

  1. On se souvient que le droit de chefâ est le droit de rachat sur un immeuble vendu, droit donné par la coutume kabyle à tous les membres de la famille, de la kharouba et même de la dechra à laquelle appartient le vendeur.
  2. L’établissement des actes de l’état civil sera facilité par la constatation qui se fait déjà des mariages, décès et naissances d’enfans mâles, à propos des droits que perçoit la djemâ.