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payions parfois ses fournitures d’avance, jamais il n’a manqué de s’acquitter. Un enfant de dix ans, entre autres, reçut un jour une pièce de monnaie représentant deux fois la valeur de l’orge qu’il nous avait vendue : on le prévint qu’il restait débiteur d’une quantité d’orge équivalente ; le lendemain de bonne heure il était au camp, et jetant son orge devant nous avec une amusante dignité : « Voilà ce que je dois, dit-il ; chez nous, il n’y a pas de trahison ! »

En effet, le Kabyle n’a pas été traître envers nous. Cependant il ne fut pas traître non plus à son honneur national, et chacune de ses tribus envoya son contingent au moins une fois dans la lutte de 1857 ; mais, fidèles toujours à leurs anciens instincts de rivalité jalouse, celles qui étaient vaincues souhaitaient que les autres souffrissent aussi de la guerre et subissent le même sort, afin que personne ne conservât le droit de porter haut la tête quand les autres l’avaient courbée. La soumission générale établit donc comme une égalité nouvelle dans le Djurdjura, et alors la voix des plus sages put s’élever, insinuant à tous que « s’ils avaient succombé, c’est que Dieu l’avait voulu ; mais ils avaient fait parler la poudre, arrosé de leur sang et du sang français le sol de la patrie, et l’honneur était sauf. Au moins l’ère des révolutions et des luttes allait se clore ; le terrible blocus était levé ; ils pourraient à l’avenir circuler librement, donner l’essor à leur exportation, cultiver leurs terres sans craindre de semer pour que l’ennemi moissonne… » Ce langage pénétra de plus en plus dans les esprits, et devint avec le temps l’expression même de l’opinion générale ; chaque tribu d’ailleurs se rappelait que dès sa soumission on avait laissé debout ses villages et ses arbres, qu’on ne lui avait imposé ni l’autorité de grands chefs qui eussent répugné à ses traditions égalitaires, ni un désarmement qui eût poussé sa fierté au désespoir, — qu’on lui avait conservé surtout les lois et l’organisation nationales qui lui étaient chères. Plus précieuse qu’aucune autre aux yeux des Kabyles, cette concession décida de leur fidélité ; le jour où elle fut garantie solennellement aux parlementaires de la première confédération vaincue, ce jour-là furent assurés et le succès rapide de la campagne et la durée des résultats acquis. Il nous semble les voir encore, ces soixante parlementaires des Aït-Iraten : pas un n’avait manqué à la lutte de la veille, ils s’étaient battus, ils avaient souffert, plus d’un burnous portait des tâches de sang ; mais sur les figures ni humiliation ni repentir. Amenés auprès du général en chef, ils viennent, sans lui baiser la main, s’asseoir en cercle devant lui ; l’orateur qu’ils se sont choisi se place au centre, ils se taisent et attendent.

— Kabyles ici présens, leur dit le maréchal, qui êtes-vous ?

— Nous sommes les amines des Aït-Iraten.