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étincelle sous le soleil comme un bouclier d’acier. On suit d’abord le lac, puis on s’élève par des pentes boisées sur le plateau de la péninsule canadienne, l’extrémité occidentale de cette péninsule est baignée d’un côté par le lac Saint-Clair, de l’autre par le lac Érié. J’arrivai à dix heures du soir à Windsor, situé sur le détroit qui unit ces deux lacs. Sur la rive opposée, Détroit, éclairé par la lune, en son plein, semblait sortir de l’eau. Les lumières du port brillaient au loin, et les fanaux colorés des bateaux à vapeur glissaient en tous sens ; un bateau-bac traversait rapidement le canal, où ses feux rouges se réverbéraient sur les rides de l’eau. Le gémissement étrange du sifflet des chaudières troublait seul le silence de la nuit. La grande ourse, pâlie par la lumière de la lune, semblait descendre sur la ville endormie. Ce tableau avait quelque chose de féerique, et malgré le froid piquant de la nuit je demeurai sur le pont du vapeur qui m’emportait vers Détroit, pendant que les nombreux émigrans avec qui j’avais voyagé toute la journée dévoraient le souper qu’on leur avait préparé dans la salle à manger. En admirant ce vaste canal, qui a presque un kilomètre de large, je me rappelai, avec une fierté mêlée de regrets, que des Français avaient les premiers apporté la civilisation dans ce lieu, qui n’a plus de français que le nom. Quand un gouvernement insouciant livra le Canada à l’Angleterre, n’est-ce pas ici qu’un héros, Pontiac, recommença seul la lutte, et combattit héroïquement pour la France en même temps que pour l’indépendance de sa race ? Hélas ! la France ne connaît plus ce noble martyr, et son nom ne se retrouve aujourd’hui que dans un comté inconnu de l’Illinois[1].


Le lendemain matin, le charme était rompu. Détroit, qui le soir m’était apparue comme transfigurée dans la vapeur lumineuse de la lune, se montra ce qu’elle est réellement, une ville à demi achevée, où les masures de bois avoisinent de gigantesques constructions en pierre ou en brique, où d’immenses avenues, tracées pour une capitale, longent presque partout des terrains vagues et encore inoccupés. C’est bien là la cité de l’ouest, où les extrêmes se touchent ; ici on construit, à côté l’on démolit pour reconstruire : tous les styles se heurtent, tout se mêle, hangars, maisons de bois, villas ornées de vérandahs blanches, grands massifs de pierre et de brique, où s’étagent les magasins et reluisent les criardes enseignes, temples grecs aux colonnes de bois peint et aux frontons nus, églises gothiques dont le temps n’a pu encore user les angles et auxquelles des lierres plantés hier essaient en vain de donner un air de vétusté. Aux trottoirs de pierre larges comme des rues succèdent des trottoirs en planches ou des fondrières ; des voitures de campagne

  1. Voyez l’History of the Conspiracy of Pontiac, par F. Parkman ; Boston 1851.