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le lit de cette rivière est creusé dans des couches calcaires superposées comme les feuillets d’un livre ; minces et d’épaisseur égale, elles dessinent une série de traits parallèles et horizontaux sur les murs de la vallée. Des deux côtés et au niveau de l’eau, ces couches forment comme de petits trottoirs, tantôt plus larges, tantôt plus, étroits. On avance lentement sur ces dalles naturelles, en foulant aux pieds d’innombrables fossiles de l’époque silurienne. les eaux descendent, sombres et écumantes, sur les marches de cet escalier naturel. En se tenant aux chaînes de fer scellées dans la pierre, on longe les portions les plus étroites qui demeurent libres entre le torrent et le rocher. Quand on arrive à une cascade, le trottoir devient escalier ; on monte rapidement les degrés glissans au milieu d’une poussière liquide et transparente où le soleil dessine d’admirables arcs-en-ciel circulaires. Parvenu au niveau du déversoir, on peut regarder à loisir les eaux qui, en franchissant le seuil, se colorent d’une belle teinte jaune, due à la nature chimique des calcaires noirâtres qu’elles ont lavés : on les dirait mêlées de poix ou de bitume, ou l’on croirait voir couler des masses de verre fondu, pareil à celui dont on fait les bouteilles communes. Cette teinte disparaît dans les flocons frissonnant qui montent et descendent sans cesse au bas de la cascade en remous dont la blancheur fatigue le regard. La deuxième chute est la plus élevée et la plus pittoresque. La nappe moirée qui bondit et ruisselle sur les noirs rochers est encadrée par les flancs boisés de la vallée ; les branches traînantes et tristes de l’arbor vitæ se penchent sur les eaux bouillonnantes ; les bouleaux au tronc argenté, les érables s’attachent en désordre aux parois du rocher, et couronnent les sommets en mêlant leur feuillage coloré des riches teintes de l’automne aux sombres pointes des sapins. Ça et là, une liane rougie trace comme une ligne de sang. Rien dans mes souvenirs ne dépasse cette cascade de Trenton pour l’harmonie, la beauté des lignes, la richesse et le contraste des couleurs. C’est un paysage de dimensions restreintes, mais achevé ; rien n’y rappelle l’homme : pas une maison, pas une route, pas même un sentier visible, pas une hutte rustique ou un siège de bois ; la solitude profonde, la tristesse de cette vallée oubliée, le murmure doux, et monotone des eaux, tout invite au repos et à la rêverie.

De retour à Utica, je traversai jusqu’aux chutes du Niagara les plaines riches et monotones de l’état de New-York. Sur tout ce trajet, le pays conserve le même caractère : de vastes prés naturels entourés de frêles clôtures de bois, çà et là quelque village formé de maisons alignées le long de larges avenues d’arbres et entourées de jardins et de vergers, des taillis, des futaies où les pins blancs se mêlent aux érables, aux bouleaux, aux chênes, aux ormes, dont