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Outre ces grandes maisons mouvantes, le fleuve porte sans cesse plus d’un millier de bateaux à voiles. Les plus gros vaisseaux peuvent remonter le fleuve jusqu’à Hudson, et les schooners vont jusqu’à Albany et Troy (à une distance de 166 milles de l’embouchure), où la marée se fait encore sentir. Outre son fleuve et ses chemins de fer, Albany possède encore des canaux qui établissent une communication avec le lac Érié, le lac Ontario, le lac Champlain. Cette ville est un des plus grands marchés de bois du monde entier. Elle reçoit les pins blancs du Michigan et du Canada, les chênes, les cerisiers sauvages, les peupliers de l’Ohio, les pins communs de Pensylvanie et de New-York. Il y passe en outre une immense quantité de céréales, de laine et de tabac. Le petit établissement fondé en 1614 par les Hollandais est devenu une cité considérable, qui a quarante églises, onze écoles publiques, dix banques, un capitale, un hôtel de ville en marbre, un observatoire, une université, une école de médecine, une école normale pour les instituteurs et les institutrices de l’état, et de nombreux établissemens charitables. À Albany, on entre dans le grand courant qui conduit les émigrans dans les états du nord-ouest. Les familles allemandes qui vont s’établir dans le Michigan, l’Illinois et le Wisconsin prennent à New-York des billets avec lesquels elles peuvent se rendre sans s’arrêter à Détroit et à Chicago. Le train du chemin de fer du New-York Central était si rempli de femmes et d’enfans que j’eus quelque peine à y trouver de la place. En traversant les faubourgs d’Albany, on aperçoit beaucoup d’enseignes et de noms germaniques. Ici l’on vend du lager beer, là du vin du Rhin ! Bien que New-York ait une population allemande plus nombreuse qu’aucune autre ville du monde, sauf Vienne et Berlin, on peut affirmer que le vrai Germain ne s’arrête pas volontiers sur les côtes de l’Atlantique. Il aime trop la solitude et l’indépendance. Il est encore aujourd’hui ce qu’il était quand Tacite dépeignait si fidèlement ses mœurs. Dans la colonisation de l’ouest, il a pris le rôle du pionnier : il aime l’isolement, il défriche la forêt, et fait sortir les premières moissons de la terre. Sa robuste compagne le suit volontiers dans les champs, et ne s’enferme point, comme l’Américaine, dans la maison. Leurs blonds enfans grandissent au désert, dans les sillons, dans les bois, et de bonne heure travaillent. Quand le laboureur a terminé sa tâche, celle du Yankee commence : le producteur est suivi du spéculateur. L’Américain apporte parmi ces familles fixées au sol, isolées, défiantes, sobres, économes, demi-sauvages encore, l’esprit d’entreprise, les institutions communales et civiles, les solidarités de la vie publique, l’éducation, les tentations, les goûts, les habitudes d’une civilisation avancée. Tout est muscle chez le paisible, lent, laborieux Allemand ; tout est nerf chez le maigre Yankee, aux yeux brillant